Quand le jeu vidéo fait de toi un mentor

Incarner un personnage afin de le faire progresser est le propre du jeu vidéo, ou du moins, de la plupart. Le héros que tu interprètes n’est pas le seul moyen de parvenir à tes fins, notamment dans les RPGs, où tu as la possibilité de t’entourer de PNJs. Dans la mesure où ceux-ci peuvent être personnalisables, voire contrôlables, la frontière est parfois floue entre ton personnage et l’équipe de soutien.

Il arrive que faire évoluer le héros n’est plus la seule finalité, au point que tu te demandes s’il est le réel protagoniste du récit.

C’est une question que je me suis posée en jouant à Life is Strange 2, où j’incarnais Sean, le frère aîné. Et pourtant, c’est Daniel qui possède les pouvoirs télékinétiques. C’est Daniel qui motive Sean à poursuivre sa route. C’est Daniel qui extrait les deux frères de situations compliquées.

Alors pourquoi n’interprétons-nous pas Daniel ?

Est-ce parce que c’est un enfant ? A mon sens, ce parti pris ne rend la narration et le gameplay que plus percutants. Et pourtant, rends-toi compte ! C’est un peu comme si le premier Life is Strange t’avait glissé dans la peau de Chloe, qui indique à Max quand utiliser ses pouvoirs ou non.

Interpréter non pas le protagoniste en devenir, mais celui qui lui sert de mentor, est un ressort qui est de plus en plus utilisé et que j’approuve entièrement. Il est aisé d’établir un lien entre Life is Strange 2 et The Walking Dead : The Telltale Serie, en particulier la saison finale. Ce sont deux jeux narratifs mais la réflexion peut s’étendre à un gameplay plus classique, comme le dernier God of War.

1. L’élève et son maître

Life is Strange 2 te met dans la peau de Sean, un adolescent contraint, par la force des choses, de fuir le pays tout en veillant sur son petit frère, Daniel. Bien qu’il ne soit pas tout à fait adulte lui-même, il va aider Daniel à grandir, aussi bien en tant qu’individu, qu’en tant que « super-héros » puisqu’il va lui donner des exercices à accomplir afin de mieux maîtriser ses pouvoirs. C’est notoirement connu : enseigner à un autre permet de progresser soi-même. C’est pourquoi l’enrichissement apporté par cette relation est mutuel. Daniel est ce qui motive Sean à poursuivre sa route et à se surpasser. Or, en tant que personnage jouable, Sean n’est que ton avatar, joueur. Il est l’intermédiaire qui te permet de veiller sur Daniel, et d’apprendre des leçons par toi-même. Cette relation triangulaire profite aussi bien à l’apprenti qu’au mentor, et à celui qui l’incarne.

Cette vérité se vérifie dans la saga The Walking Dead, qui permet d’incarner Lee, dans le premier opus. Cette fois-ci, il n’existe aucun lien de sang entre le mentor et l’enfant sur lequel il veille. Clémentine est perçue comme la fille adoptive de Lee, mais la connexion et l’affection n’en sont pas moins fortes. Clémentine n’est qu’une petite-fille apeurée dans un monde post-apocalyptique, infesté de rôdeurs. C’est Lee qui va la protéger, tout en lui enseignant les meilleures méthodes de survie. Cette transmission de savoir est particulièrement symbolique puisqu’il s’agit d’un passage de flambeau. En effet, Clémentine devient le personnage jouable des saisons 2 et 4 de la série vidéoludique. The Walking Dead réalise un tour de force en la rendant elle-même responsable d’un petit-garçon, appelé A. J, dans l’ultime saison. La boucle est bouclée.

God of War commet un autre tour de force en sortant, non seulement le joueur, mais aussi Kratos, de leur zone de confort. Alors que tu étais habitué à incarner un dieu de la guerre solitaire et, disons-le, très peu porté sur la famille, tu te retrouves tout à coup dans la peau d’un père, d’un veuf, amené à veiller sur son fils unique au cours d’un long voyage initiatique. Initiatique, cette quête l’est autant pour Atreus, qui a tout à découvrir, que pour Kratos, qui va apprendre à agir en père ainsi qu’en professeur : « Do not be sorry. Be better. »

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2. Une relation au service du gameplay

Incarner un mentor n’a pas des répercussions que sur la narration, mais aussi sur le gameplay. C’est ce qui rend ce ressort fascinant. Life is Strange 2 et The Walking Dead étant des jeux narratifs, le gameplay est minimaliste, tout en usant de ficelles très intéressantes. Si certains dialogues sous-entendent que l’option choisie aura des répercussions sur le sort de ton protégé, certaines ficelles sont plus subtiles voire retorses. Tu as dit des gros mots ? Qu’à cela ne tienne ! Ton élève en prononcera aussi, et ce au moment le plus inadéquat. Ce n’est là qu’un désagrément secondaire, prêtant à sourire, mais certaines conséquences sont plus considérables que d’autres. Tu ne peux pas toujours prévoir quel impact auront tes choix ou ta manière d’agir, sur l’enfant. En effet, comme de vrais élèves, ces PNJs essaieront de t’imiter, parfois avec maladresse.

Life is Strange 2 et The Walking Dead, l’ultime saison poussent le vice jusqu’à modeler l’état d’esprit de Sean ou A. J, selon la manière dont tu les as élevés. Auras-tu suffisamment délimité la barrière entre le bien et le mal ? Leur auras-tu assez donné confiance en eux ? Les couver n’est pas non plus la solution. Ces jeux témoignent combien il est compliqué d’éduquer ou d’élever un enfant. D’aucuns n’en auront pas la patience, et verront cette relation comme une contrainte qui freine le rythme ou même le plaisir du jeu. Ce n’est pas le cas, à condition que le gameplay soit bien mené et surtout, les personnages bien construits.

Certes, l’enfant peut commettre des erreurs ou se montrer capricieux, mais il peut aussi devenir un personnage auquel tu es attaché et dont tu as besoin. Je fais autant référence aux moments cruciaux de l’intrigue qu’aux actions banales. Par exemple, dans Life is Strange 2, certains collectibles ne sont accessibles qu’en demandant l’aide de Daniel. L’élève possède souvent des compétences ou des ressources différentes du mentor. Dans God of War, Kratos et Atreus sont complémentaires. Le père est un guerrier robuste qui privilégie la force physique, en maniant la hache ou le fouet. Le fils, plus petit et agile, reste en retrait afin de viser les ennemis avec ses flèches. Loin d’être un handicap, Atreus représente un atout, dans la mesure où il permet d’affaiblir l’adversaire, à des moments stratégiques, ou même de débloquer des lieux de la map jusqu’alors inaccessibles.

Bilan

Quand le jeu vidéo fait de toi un mentor, il te met dans une position délicate, de manière très immersive. Frère, fils, enfant adopté, qu’importe ! Il devient avant tout le moteur de l’aventure et l’apprenti sur lequel tu veilles. Au reste, cet enrichissement est mutuel. Il te soutiendra, il t’incitera à te remettre en question, à mûrir, pour finir, malgré tout, par te dépasser. N’est-ce pas le but sous-jacent de chaque maître ? L’apprenti est destiné à le surpasser. Il paraît difficile de le contester avec Daniel, qui possède des pouvoirs inimaginables. Clémentine elle-même marchera sur les pas de Lee, mais en le surpassant. Si tu as vécu son aventure avec A. J, tu as craint aussi bien que moi qu’elle commette les mêmes erreurs que son père adoptif, et pourtant… ! Quant à Atreus, certaines révélations finales indiquent qu’il est destiné à accomplir de grandes choses, si bien que sa renommée pourrait surpasser celle de son père. C’est pourquoi, à mon sens, ces apprentis sont des protagonistes en devenir. Il est naturel que Clémentine soit devenue le personnage jouable, après Lee, car il s’agit de son histoire. Et je ne serais pas surprise qu’il y ait un jour des suites mettant en vedette Daniel, ou Atreus !

Je ne me suis focalisée que sur ces trois jeux, qui me semblent être de parfaits exemples. Mais beaucoup d’autres titres utilisent le même schéma, à priori. Je pense à The Last of Us et à A Plague Tale : Innocence, bien que je n’y ai pas joué, et que tu pourras peut-être m’éclairer sur la question.

Pour aller plus loin, certains jeux hissent la collaboration entre deux personnages au cœur de leur gameplay, comme c’est le cas pour Brothers : A tale of two sons, ou A way out, lesquels je te conseille particulièrement. Le premier t’amène à contrôler deux frères, avec la même manette, chacun ayant des compétences différentes. Le second, jouable à deux en local ou en ligne, est une véritable bromance entre deux prisonniers prêts à tout pour s’évader.

(Si tu as fini Life is Strange 2, n’hésite pas à consulter l’analyse de l’histoire que j’ai proposée dans l’article précédent).

14 réflexions au sujet de « Quand le jeu vidéo fait de toi un mentor »

  1. Ton article est excellent ! J’aime beaucoup ton analyse de l’effet de la relation de mentor sur le gameplay, ça me fait me poser des questions sur plein de choses.
    Et ton idée des apprentis en tant que protagonistes en devenir se vérifie avec The Last of Us, étant donné qu’on va jouer Ellie dans le second opus !
    Merci pour cet article 😀

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    1. Tout d’abord, merci à toi et bienvenue sur le blog ! Et oui, The Last of Us a l’air assez phénoménal là-dessus. Je regrette de ne pas m’être faite au gameplay, quand je l’avais testé.

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  2. Le choix de nous mettre dans la position d’un « mentor » (ou au moins une personne ayant autorité sur l’autre) n’est-elle pas aussi un moyen narratif très facile pour susciter de l’émotion ?
    On met la personne derrière la manette dans un rôle de protecteur, un rôle supérieur qui lui donne à la fois un sentiment de contrôle et une plus grande facilité à s’émouvoir pour le destin des personnages. Bon, il faut que je me lance dans Life is Strange 2 un jour aussi pour mieux saisir certains éléments que tu mets en avant sur la relation des personnages 😀

    D’ailleurs pour prolonger sur ton article, je pense que The Last Guardian offre un regard intéressant sur ce phénomène du mentor. Si on contrôle l’humain doté « d’intelligence » pour se défaire de quelques puzzles, nous poussant à le considérer comme « l’être supérieur » à cause de nos biais, on se rend compte au fil de l’aventure que l’animal qui nous accompagne est le vrai mentor du duo : c’est lui qui nous guide, nous porte dans les moments les plus difficiles et nous permet de comprendre comment utiliser nos compétences.

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    1. Comme d’habitude, tu poses une question très juste, ahah. Disons qu’on est tellement habitués à suivre « l’élève » dans la foule de récits initiatiques « classiques » qui existent, qu’il peut rester audacieux de faire l’inverse. Mais comme tu dis, ces jeux, par la narration et le personnage qu’on incarne, utilisent un mécanisme assez évident pour nous amener à apprécier l’enfant ou le personnage à protéger. Encore que ! Je déteste, justement, quand un jeu vidéo nous force à éprouver un sentiment pour un personnage, ou encore qu’une histoire fasse comprendre qu’un personnage est attachant en le disant, et non en le montrant. C’est donc assez bien dosé sur les trois exemples que j’ai utilisés, mais tout dépend ensuite de la sensibilité du joueur. Perso, je ne suis pas non plus fan de Daniel, Atreus ou AJ, mais ils sont justement parvenus à susciter quelque chose alors que j’aurais pu avoir un à priori. The Last Guardian a l’air sensationnel sur ce point, donc, merci pour cet exemple précieux. D’ailleurs, il est dans ma pile depuis un moment. Il faudra que je m’y mette !

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  3. Chouette article, j’aime quand tu écris à travers une thématique. Qui plus est celle-ci, assez atypique. On a plus souvent l’occasion d’incarner l’apprenti que le mentor, ce qui amène naturellement une dynamique intéressante quand c’est inversé. Je n’ai pas l’impression d’avoir pu jouer ce rôle, mais ça pourrait s’avérer intéressant dans tellement de franchises. Le concept de transmission, c’est de toute façon l’un des meilleurs possibles dans toute fiction j’ai l’impression !

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    1. Merci beaucoup ! Ton avis m’est précieux. Tu as tout à fait raison. Le récit initiatique classique, que l’on rencontre le plus, nous incite à suivre un personnage qui évolue. On part donc ici à contre-courant. Maintenant, ce que je voudrais voir, en plus de la possibilité de jouer un mentor bienveillant et efficace, c’est la possibilité d’incarner un mentor qui peut échouer ! Ca existe peut-être déjà, mais c’est d’autant plus rare. Je ne sais pas, mais en tant que prof, le concept de transmission me parle énormément. C’est peut-être pour ça aussi, que j’aime autant Assassination Classroom, ahah. En tout cas, ce sont des jeux que je conseille si tu en as un jour l’occasion.

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  4. Ton article est comme toujours, brillant et passionnant. En ce qui concerne Life is strange 2, il est parfois difficile de voir toutes les conséquences de nos choix sur Sean. Comme tu dis, ça n’arrive qu’au dernier moment parfois, et c’est très retors, pas forcément prévisible (j’ai testé l’autre fin pour voir, de ma partie, et je ne m’attendais guère à la réaction de Sean, conséquence pourtant de ce que je lui ai enseigné durant le jeu). Cette relation est pourtant un des grands plaisirs du jeu, d’autant qu’elle est plus ou moins explicite. Avec Sean, c’est difficile de prévoir ce qu’il retient de nous, malgré toute notre bonne volonté. Dans The Witcher III, entre Geralt et Ciri, c’était plus clairement orienté : j’avais choisi que Geralt enseigne à Ciri de faire ses propres choix en adulte indépendante, sans toujours chercher à l’influencer. Là aussi, tous les choix de dialogue ne sont pas forcément évidents. Avec The Walking Dead, entre Lee et Clementine, c’est vraiment très poignant. Clementine est tellement vulnérable au début…c’est peut-être le summum de l’émotion entre les deux. Et tu as tout à fait raison, ça redéfinit le jeu totalement, nous montrant que le véritable héros est plus souvent notre élève, que nous, mentor. De quoi avoir de sacrées responsabilités, très parallèles, comme tu dis, à celles d’être parent.

    (Si on avait incarné Chloe dans le premier Life is strange au lieu de Max, on aurait pas du tout eu le même jeu, ça c’est clair ! Elle est beaucoup moins mature en ce qui en concerne l’utilisation, Chloe)

    Pour The last of us et A Plague Tale, il y a peu/pas de choix véritable dans l’intensité de la relation tissée entre Joel/Ellie, Amicia/Hugo. C’est relié directement à l’histoire quoiqu’on fasse, comme God of War, je suppose. Mais Ellie apprend à sa manière de Joel et se révéle une véritable combattante, devenant effectivement le protagoniste véritable.Elle prend d’ailleurs brièvement la place de Joel à un moment du jeu, quand ce dernier est blessé, mettant en application ce qu’elle a vu de lui. Amicia et Hugo sont dans un cas encore plus particulier : au début, ils se connaissent très peu, car Hugo était enfermé dans sa chambre à cause de sa maladie. Puis leur épopée les rapproche tant bien que mal, et au final, Amicia devient véritablement une grande soeur protectrice (les pouvoirs d’Hugo seront complémentaires avec les capacités d’Amicia plus tard). Leur relation est extrêmement touchante également, Hugo grandit, ne garde son humanité que grâce à sa soeur. Et ça appelle aussi à une suite.

    Cette dynamique a en tout cas le mérite non seulement d’être passionnante au fil du jeu, pour l’évolution des personnages, mais aussi de nous les rendre bien plus attachants qu’avec un seul personnage principal. Et sans aucun doute de nous renvoyer aussi à nos propres liens d’amitié et de famille.

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    1. Merci pour les compliments et pour avoir pris le temps de développer ta réponse. Concernant ces jeux, il est tentant de les refaire pour voir les autres possibilités, encore qu’on peut rester sur notre faim en voyant que ça ne change pas tant que ça. Du moins, sur ce point, LIS2 propose sans doute plus de variations que TWD. Tiens, je n’avais pas pensé à The Witcher III, mais c’est vrai que l’impact sur Ciri, à la fin, m’avait fait drôle. Notons que ce concept nous met aussi finalement un peu de côté. Nous ne sommes plus le centre de l’histoire et du monde. Pour GOW et les jeux que tu cites, ça passe évidemment plus par le gameplay que par des choix narratifs. En tout cas, merci pour les détails.

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  5. Super article avec des points très intéressants ! Maintenant que j’y pense, je me rends compte que j’ai rarement eu la chance de me glisser dans la peau d’un personnage de jeu vidéo qui fasse office de « mentor ». Bon… J’ai bien joué Batman, tuteur de Robin et Nightwing dans Arkham Knight mais c’était pas vraiment la même dimension 😂

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  6. Je n’ai pas lu les parties concernant Life is Strange 2 pour ne pas me spoiler mais c’est un sujet extrêmement intéressant. Les exemples que tu as choisis, God of War et The Walking Dead, sont assurément les plus marquants qu’on ait pu voir ces dernières années.
    Étonnamment, j’ai du mal à voir The Last of Us sous ce prisme. Peut-être parce qu’Ellie est déjà bien plus débrouillarde que ne le sont les personnages évoqués dans cet article, et ce dès le début. En revanche ça m’a fait penser à un petit passage de Tomb Raider : La Révélation Finale. L’introduction, qui sert du tutoriel pour le joueur, montre la jeune Lara en expédition avec son mentor, qui sera par la suite l’un des antagonistes du jeu.
    Leur relation n’est pas très poussée puisque les anciens Tomb Raider ne brillaient pas pour leur scénario non plus mais si une telle approche devait être abordée aujourd’hui, je suis sûr qu’il y aurait de quoi faire quelque chose de très intéressant.

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    1. Il est vrai que j’étais assez contente de découvrir Life is Strange 2, quasiment à l’aveugle. Je te remercie pour cet exemple supplémentaire ! Comme quoi, l’idée ne date pas d’hier, même si elle tend à se déployer, en ce moment.

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