Un lieu, trois jeux : l’Hôpital

Et si nous étudions trois séquences de jeux vidéo, sous le prisme d’un seul lieu ? Ces trois séquences m’ont fortement marquée, ces derniers temps, pour ne pas dire qu’elles m’ont traumatisée ! Il s’agit d’un moment clé de The Last of Us Part II (2020), d’un passage crucial de Resident Evil 3 (2020) et enfin d’un chapitre de Little Nightmares II (2021). Ces trois séquences se déroulent dans un même lieu : l’hôpital. Certes, il ne s’agit pas d’un endroit dans lequel on raffole d’aller, y compris dans la vraie vie, mais ce n’est pas là ce qui rend ces passages aussi angoissants qu’oppressants, tout en laissant un souvenir impérissable aux joueurs. Prépare ta carte d’accès. Il est temps de (re)visiter ces lieux exigus, et, par la même occasion, d’étudier la façon dont les ingrédients de l’horreur y sont employés.

La vidéo démarre à l’arrivée d’Abby à l’hôpital. /!\ Spoilers

The Last of Us Part II : un lugubre Abbytacle

L’hôpital n’est pas un lieu anodin dans la série The Last of Us. C’est dans l’hôpital des Lucioles que finissait le premier opus de la saga. Par extension, c’est là que les sorts de Joel, Ellie mais aussi d’Abby ont été scellés. The Last of Us Part II nous permet de visiter un nouvel hôpital, en prenant le contrôle d’Ellie, puis celui d’Abby. Quand on incarne Abby, il ne s’agit a priori pas d’un endroit dangereux, dans la mesure où la jeune femme y retrouve des membres de son groupe, et ce même si quelques entorses au règlement ont été commises… Il s’agit toutefois d’un endroit crucial car Abby y va dans l’espoir de trouver du matériel afin de secourir Yara, dans un état critique.

L’une des scènes les plus marquantes du jeu ne survient pas dès que nous entrons dans l’hôpital. Naturellement, il convient de préparer les joueurs à ce qui va suivre, en insufflant le suspense, ou devrais-je dire la tension, nécessaire. Le stress est enclenché par l’intermédiaire de différents procédés. Nora annonce clairement à Abby que les étages inférieurs, où elle trouvera le matériel, sont « difficiles ». En effet, il s’agit d’un des premiers cœurs de l’épidémie. Pourtant, le danger ne survient pas immédiatement. Abby doit entreprendre un long chemin dans les profondeurs de l’hôpital, qui paraît très calme. Trop calme. Les lieux, plongés dans l’obscurité, sont laissés à l’abandon depuis des années. Le matériel laisse deviner qu’il s’agissait d’un endroit placé en quarantaine, avant que tout ne dégénère. Abby croise des monticules de champignons, et bien sûr les spores, qui l’empêchent de respirer sans masque. Ici et là, tapis dans l’ombre, doivent subsister des infectés… Non seulement l’environnement est sombre et exigu, mais Abby s’y rend seule. La musique elle-même se fait discrète, n’intervenant que pour ponctuer des moments de tension. Par extension, les joueurs se sentent tout autant livrés à eux-mêmes. Et ce ne sont pas les commentaires nerveux d’Abby qui vont contribuer à les détendre. Comme elle le dit si bien : « Quel endroit de merde ! »

La première étape du parcours se fait sans encombre. Abby doit simplement trouver un moyen de rétablir le courant, afin d’accéder à certaines zones de l’hôpital. Au reste, cette étape est suffisamment longue pour plonger les joueurs dans un état de préoccupation intense. La question n’est pas de se demander si le danger va survenir, mais quand… Dès que le courant est rétabli, des portes s’ouvrent, et Abby doit venir à bout de quelques Claqueurs. Mais elle est malheureusement loin d’être au bout de ses peines.

Alors qu’elle revient sur ses pas, Abby constate que des traces de sang s’échappent de l’une des portes fraîchement ouvertes. Les traces sont si inhabituelles qu’elles ne semblent pas appartenir à un simple Claqueur, ni même à un Colosse. Abby est bien obligée de suivre cette traînée de sang jusqu’au parking sous-terrain, où elle débusque une ambulance contenant le matériel médical désiré. La mission est accomplie. Nous allons enfin pouvoir nous échapper de cette antre… Ou pas. Un bruit inhabituel se fait entendre. Et Abby finit par rencontrer le Rat King, une créature d’autant plus impressionnante qu’elle n’a jamais été vue auparavant, dans la saga. Alors, le rythme, jusqu’à présent si lent, change brusquement. Pour survivre, Abby n’a qu’une solution : s’échapper. S’ensuit une course-poursuite d’autant plus effrénée que les locaux de l’hôpital sont éclairés par des lumières clignotantes écarlates. Malheureusement, Abby se retrouve prise au piège et n’a d’autre choix que d’affronter le Rat King, au cours d’un combat de boss particulièrement éprouvant. Le Rat King n’est pas seulement effrayant parce qu’il s’agit d’un ennemi à la fois inédit et redoutable. Face à lui, Abby est livrée à elle-même, comme s’il lui fallait affronter l’un de ses démons intérieurs, pour aller de l’avant. Ce passage est angoissant et difficile, mais il permet aussi d’étoffer le personnage d’Abby.

Retrouvez l’analyse de The Last of Us Part II.

La vidéo démarre à l’entrée de Carlos dans l’hôpital. /!\ Spoilers

Resident Evil 3 : fuyons, Carlospital n’est pas sûr

Les hôpitaux pourraient avoir une place prépondérante dans Resident Evil. Pourtant, le lieu phare du premier épisode était le manoir Spencer, tandis que le commissariat de Raccoon City était mis en vedette dans le second opus. Resident Evil 3 Remake nous plonge dans l’hôpital, avec le personnage de Carlos. Il s’agit d’un mercenaire employé par l’U.B.C.S., la faction militaire d’Umbrella Corporation, spécialisée dans le sauvetage, en milieu épidémique. Carlos se rend à l’hôpital pour deux raisons. D’une part, il souhaite retrouver le Docteur Bard, un éminent biologiste ; de l’autre, il a lui aussi quelqu’un à sauver : Jill.

Comme Abby, Carlos se retrouve dans un lieu exigu et obscur, où il lui faudra faire preuve d’ingéniosité pour ouvrir certaines portes verrouillées. Bien que plusieurs morts-vivants le menacent, ici et là, l’hôpital semble relativement calme. Cette lente exploration est ponctuée par quelques jump scares, notamment lorsqu’un cadavre tombe dans les escaliers, depuis l’étage supérieur. Une fois encore, les joueurs incarnent un personnage seul et livré à lui-même, dans un lieu si oppressant que cela présage de mauvaises surprises.

Au détour d’un couloir, une silhouette apparaît furtivement. Elle a traversé l’écran trop rapidement pour être perceptible, mais une chose est sûre : il ne s’agissait pas d’un zombi. Le nouvel ennemi ne tarde pas à prendre Carlos en chasse. La caméra épouse le regard de la bête, dans une vue subjective qui n’est pas sans rappeler un passage crucial de Resident Evil 1. Tu l’as compris. Les Hunters sont de retour. Il ne s’agit malheureusement pas de l’ultime menace de cette zone.

Lorsqu’il accède au bureau où était caché le docteur Bard, Carlos découvre qu’il a été assassiné. Avant de mettre la main sur un échantillon du remède, il visionne une vidéo qui lui apprend qu’Umbrella Corporation a menti. Sans le savoir, Carlos travaillait pour ceux-là même qui étaient responsables de la catastrophe… Cet endroit est tout aussi capital pour son développement personnel que pour celui d’Abby. Il s’empare du remède et retrouve Jill afin de le lui administrer.

Malheureusement, il s’agit une fois encore d’un faux soulagement. Une armée de morts-vivants essaie de s’infiltrer dans l’hôpital, dans ce qui s’annonce être l’un des climax du jeu. Pendant que son coéquipier tente de fermer les volets électriques, Carlos doit protéger les portes, coûte que coûte. Il se retrouve seul, au sein d’un huis-clos, face à une armée d’ennemis. Sans surprise, il n’est pas évident de survivre face à cette horde de zombis mais aussi de Hunters, surtout dans un lieu aussi exigu. Carlos finit tout de même par en venir à bout, avant que Jill ne se réveille et prenne le relais.

Retrouvez l’article sur la trilogie Resident Evil.

La vidéo démarre au chapitre de l’hôpital. /!\ Spoilers

Little Nightmares II : Mono et menaces à l’hôpital

L’hôpital est un lieu tout à fait inédit dans la saga Little Nightmares. Pour cause, tous les chapitre du premier épisode se déroulaient dans l’Antre de la Dame. Ce n’est que par l’intermédiaire de Mono, le protagoniste de Little Nightmares II, que les joueurs ont découvert l’existence d’une ville entière : Pale City. Or, que serait une ville sans hôpital ? Pour survivre, Mono et Six vont traverser plusieurs zones menaçantes, comme la forêt et l’école, avant de se retrouver dans l’hôpital. Il ne s’agit que du troisième chapitre du jeu, mais bel et bien d’un des passages les plus éprouvants.

Contrairement à Abby et Carlos, Mono n’a pas de but explicite, si ce n’est échapper au croque-mitaine, et survivre. Pour ce faire, il est contraint de traverser un hôpital relativement menaçant. Sans surprise, le rythme utilisé pour amorcer la tension et le stress est familier. Mono doit arpenter un long chemin, dans le silence et dans l’obscurité. L’environnement, décidément trop calme, est menaçant car il est jonché de lits suspendus dans le vide, de patients étranges et inertes, mais aussi de prothèses abandonnées ici et là. L’hôpital est particulièrement oppressant car nous ignorons s’il contribue à soigner les gens, ou à les formater, voire à les détruire. Les lieux sont d’autant plus angoissants que l’iconographie empruntée aux guerres mondiales y est forte. Par dessus-tout, le héros paraît impuissant dans ce lieu gigantesque, où il ne dispose que d’une lampe torche, ou d’armes éphémères, pour se défendre. Mono n’est que l’avatar d’un joueur ou d’une joueuse, livrés à eux-mêmes. Ce n’est pas par hasard si Six est souvent en retrait, dans ce chapitre.

Malheureusement, les ennuis ne vont pas tarder à apparaître. Le héros masqué et taciturne est d’abord pourchassé par une main tenace, avant de croiser des mannequins terrifiants qui semblent avoir envie de jouer à « 1, 2, 3 Soleil » avec lui. Ces ennemis sans visage profitent que la lumière s’éteigne pour s’animer et avancer vers Mono, à l’aide de mouvements aussi saccadés que terrifiants. Ils n’ont qu’un objectif : l’attraper.

La scène la plus éprouvante de ce chapitre survient lorsque Mono se retrouve enfermé dans une pièce habitée par une véritable horde de mannequins. Les joueurs devront manier la lampe torche avec virtuosité afin d’échapper aux nombreux ennemis. Un passage aussi angoissant qu’éprouvant. Et pourtant, Mono n’est pas au bout de ses peines car il emprunte un ascenseur, avec Six, afin de s’engouffrer dans les entrailles de l’hôpital.

Une fois n’est pas coutume : le boss est annoncé par son environnement, puis par les bruits qu’il émet, avant d’apparaître véritablement. Les joueurs entendent des essoufflements sordides avant de surprendre un étrange médecin, suspendu au plafond. Mono et Six n’ont que deux options pour survivre face à lui : se cacher ou courir.

L’hôpital est une fois encore un lieu éprouvant, car il met nos nerfs à rude épreuve, tout en abritant des ennemis redoutables. Mais il permet aussi d’en apprendre plus sur les protagonistes. Dans ce cas de figure, Mono et Six ne sont pas là pour sauver quelqu’un. Au contraire, Mono n’hésite pas à achever l’un des patients du docteur, pour faire diversion. Les lieux nous en apprennent plus sur l’âme torturée et tortionnaire des ces enfants, prêts à tout pour survivre. Six ne regarde-t-elle pas le médecin avec trop de sérénité, lorsqu’il agonise dans le four crématoire ?

Retrouvez le dossier sur Little Nightmares.

Heureusement, les enfants ont de quoi se détendre à l’hôpital de Pale City.

Conclusion

Il n’est pas étonnant qu’une séquence entière se situe à l’hôpital, dans des jeux d’horreur, à tendance dystopique. Mais il est intéressant de constater de quelle façon les ingrédients sont utilisés, afin de rendre la recette la plus terrifiante et mémorable possible. Le rythme est très important. C’est pourquoi Abby, Carlos et Mono progressent tout d’abord dans un environnement abandonné, avant d’être confrontés au danger. Cela permet d’augmenter progressivement la tension, par l’intermédiaire d’indices destinés à nous en apprendre davantage sur la menace qui nous attend. Le calme avant la tempête. Les protagonistes se retrouvent livrés à eux-mêmes, mais aussi les joueurs, et ce dans un lieu à la fois sombre, exigu et hostile. Les ennemis arrivent progressivement, jusqu’à un certain climax. Alors qu’Abby rencontre un ennemi inédit et redoutable, Carlos est surpris par le nombre étonnant de créatures cherchant à le tuer. C’est aussi le cas de Mono, qui n’est pour sa part, armé que d’une lampe torche. L’effet de surprise engendré par la nouveauté ou par le nombre des ennemis, mais aussi par le changement brutal de rythme, met à mal les joueurs, qui se retrouvent d’autant plus déstabilisés face à la difficulté du passage. Le tour de force est d’autant plus grand qu’on était pourtant préparés à voir le danger arriver ! Mais si ces scènes sont si marquantes, c’est parce qu’elles ne se contentent pas de simplement vouloir faire peur. Les protagonistes sont livrés à eux-mêmes, ce qui est l’occasion rêvée pour développer leur psychologie ou leur cheminement, et ce même si c’est aussi implicite que dans Little Nightmares II. Ces séquences utilisent peut-être des stéréotypes de l’horreur, mais elles le font avec une telle virtuosité, et surtout avec de tels enjeux, qu’elles sont devenues mémorables. Ici, la peur nous renvoie à nos démons intérieurs. Et toi, quel lieu du jeu vidéo t’a marqué ?

The Last of Us Part II : Deux Faces d’une même Pièce

Il y a sept ans sortait The Last of Us. Bien que je n’y ai joué que récemment, force est de constater que l’aventure de Joel et Ellie a bouleversé mes habitudes de gameuse, ou ma manière d’appréhender le jeu vidéo en général. Sous des allures faussement classiques, The Last of Us possède un je ne sais quoi de révolutionnaire. C’est pourquoi nous attendions tous le même chambardement de la part du chapitre II. Or, que pouvait-on raconter après avoir déjà abordé la question du salut ou de la condamnation de l’humanité ? Jamais un enjeu ne serait aussi grand ; Naughty Dog l’a parfaitement compris. Le récit conté par The Last of Us II se resserre dans le temps et se révèle nettement plus intimiste. Le jeu se focalise sur la relation existant entre deux protagonistes, mais pas ceux que nous attendions.

Cet article, commencé au début de l’été, a été retravaillé, notamment après la lecture de l’Artbook officiel du jeu, l’écoute de la vidéo de MJ – Fermez la et surtout de l’excellente analyse publiée par Pod’Culture. Sans surprise, le texte regorge de spoilers.

En dépit des apparences, The Last of Us est avant tout l’histoire d’un père et de sa fille. Après avoir retranscrit cet amour inconditionnel, Neil Druckmann, réalisateur du jeu, confie avoir voulu s’intéresser à un autre « noyau dur d’émotions » : la notion de perte et la haine incroyable qu’elle peut susciter. C’est pourquoi Ellie traverse Seattle afin de traquer celle à qui elle voue une haine farouche : Abby. Alors qu’on aurait pu s’attendre à une simple histoire de vengeance, la relation nouée entre les deux jeunes femmes se révèle sophistiquée et très symbolique. Pourtant, c’est la structure de The Last of Us II qui déstabilise le plus. Les directeurs artistiques, Erick Pangilinan et John Sweeney, avouent avoir pris un savant plaisir à jongler entre « une structure préexistante et la liberté de conception ». Il en résulte un récit étonnement binaire, qui se révèle lourd de sens. Certes, Ellie et Abby sont deux faces opposées, mais elle appartiennent à la même pièce. Aussi surprenant que cela puisse paraître, elles ne sont pas réunies par la haine mais par le deuil, et la manière dont elles en franchissent les différentes étapes. Un deuil, qui, d’ailleurs, n’a jamais été terminé par un certain Joel Miller.

I. Ellie et Abby : Les porte-paroles de deux ères

The Last of Us Part II commence par retracer la quête de vengeance d’Ellie. Après avoir assisté, impuissante, à la torture puis au meurtre de Joel, la jeune femme voue une haine viscérale à Abby. Celle-ci devient l’ennemie à abattre. La cible à éradiquer. Ellie est littéralement obsédée par Abby, si bien que sa petite amie, Dina, lui adresse ces paroles lourdes de sens : « Abby n’a pas le droit d’être plus importante que nous. » Or, cette aversion a été partagée par nombre de joueurs. En dépit de ses défauts et de ses torts, Joel méritait-il une mort – certes logique- mais aussi rapide et brutale ? Ellie, que nous avions appris à aimer et protéger, avait-elle besoin d’assister à cela ? Les circonstances nous invitent à éprouver de l’empathie pour Joel et Ellie, les héros du premier opus. Or, à la moitié de son récit, The Last of Us II commet le tour de force de nous faire changer d’avatar.

Il nous oblige à incarner Abby.

Ce choix audacieux entraîne forcément une frustration, d’autant qu’il survient après un cliffhanger. C’est à ce moment que beaucoup de joueurs ont été perdus en cours de route. Je ne m’attarderai pas sur les réactions disproportionnées de certains, qui ont jugé bon d’insulter et tuer sans relâche Abby, ou même d’aller harceler et menacer les différentes comédiennes lui ayant donné vie (Laura Bailay pour la voix et Jocelyn Mettler pour le visage). Ils n’en valent pas la peine. Je m’interroge au sujet de reproches plus légitimes. Pourquoi Abby, et plus généralement la deuxième face de The Last of Us II, divisent-elles autant ? Cela attise d’autant plus ma curiosité que je suis une grande fan d’Abby, ou de ce qu’elle peut traverser.

A mon sens, ce ne sont ni leurs actes, ni leurs apparences qui opposent le plus Ellie et Abby. Ce sont ce qu’elles incarnent. Comme dit plus haut, The Last of Us II est le mélange entre une « structure préexistante » et une « liberté de conception ». Je me plais à voir Ellie et Abby comme les porte-paroles de deux ères. Ellie, ayant déjà conquis le cœur des joueurs depuis sept ans, sert de continuité entre The Last of Us et la Partie II. En dehors de quelques nouveautés, comme le centre-ville ouvert de Seattle, ou l’apparition des Puants, l’atmosphère ressemble ; à s’y méprendre ; à ce que nous avions déjà traversé. De plus, la mort de Joel entraîne des flash-backs permettant quelquefois de l’idéaliser, à la fois dans l’esprit d’Ellie et celui du joueur. En dépit de ce qu’il a fait, il est réconfortant de le redécouvrir sous un autre jour. La scène du musée, et la manière dont il regarde Ellie quand celle-ci profite de son cadeau dans « l’espace », démontre combien il l’adorait. La face d’Ellie est un bel hommage à tout ce que nous avions pu aimer dans le précédent jeu. A l’inverse, la face d’Abby n’est tournée ni vers le passé, ni vers ce qui nous est familier. Elle est l’incarnation d’une nouvelle ère, au point de créer une rupture. Loin d’être répétitif avec l’arc d’Ellie, le récit d’Abby permet de rencontrer des personnages, des ennemis, des décors mais aussi des thèmes inédits. Alors, The Last of Us II donne le sentiment de raconter deux récits différents, voire de combiner deux jeux en un. Il n’est pas étonnant que cela ait décontenancé certains joueurs. Mais l’histoire est-elle aussi binaire et déchirée qu’on se le figure ? Ces deux parties, comme ces deux personnages, ne se complètent-elles pas plus qu’on ne le croit ?

II. L’art de l’allégorie

Il n’aura échappé à personne qu’Ellie et Abby ont énormément de points communs. Elles sont opposées, certes, de la même façon qu’un visage et son reflet sur le miroir. Les échos sont innombrables dans The Last of Us II, comme en témoigne l’onomastique du jeu. Ellie et Abby sont des prénoms brefs, composés de deux syllabes, et rimant ensemble. Ce n’est pas un hasard si les prénoms de Joel et de Jerry (le père d’Abby) commencent par la même lettre. On connaît la propension de la saga à jouer avec les symboles et les métaphores. On retrouve ce double J dans le prénom du fils de Dina et Ellie. Prénom qu’elles ont sans doute choisi en hommage à Joel et à Jesse.

The Last of Us est une saga se plaisant à manier l’art de l’allégorie. Dès le premier opus, les métaphores animales étaient très présentes. Le groupe des Lucioles était destiné à donner de l’espoir, et à guider l’humanité vers la lumière. L’affiche du film Dawn of the Wolf, trouvable un peu partout en ville, et représentant un loup-garou enlaçant une jeune fille de manière protectrice symbolisait la relation entre Joel et Ellie. La marche des girafes, hors du zoo, était la métaphore de la délivrance des deux protagonistes. Et je n’invente rien, puisque tout cela est rapidement mentionné dans l’Artbook du premier jeu. La scène de la girafe est d’ailleurs si marquante qu’elle trouve plusieurs échos dans la Partie II. Dès le début du jeu, Ellie tombe sur une peluche de girafe. Lors du premier flash-back entre la jeune fille et Joel, le plan avec le squelette du brachiosaure ressemble à s’y méprendre à celui de la girafe. On peut peut-être même voir un écho à cela au cours du flash-back dans l’aquarium, lorsque Owen et Abby aperçoivent le phoque tacheté. Les deux jeunes femmes ont des souvenirs – heureux ou malheureux – en commun.

Toutes deux sont hantées par des images très similaires, qu’il s’agisse de traverser en boucle le couloir de l’hôpital des Lucioles, ou celui menant à la pièce où Joel a été assassiné. Mais quelquefois un endroit n’a pas la même signification pour elles. Alors que l’aquarium, tel qu’il est visité par Ellie, est désert et vide de vie ; l’aquarium, tel qu’il a été connu par Abby, s’apparentait à un véritable refuge. Quoiqu’il en soit, la métaphore animale reste présente.

De prime abord, Abby, véritable force de la nature, pourrait être représentée par le chien-loup. Le WLF utilise l’emblème du loup, dans plusieurs prospectus, et les soldats sont accompagnés de bergers allemands ou de dobermans. Alice, la chienne de Mel, Owen et Abby, est difficilement oubliable. (A ce propos, les premiers artworks du jeu présentent Ellie avec un chien, mais c’est une autre histoire). Le chien-loup apparaît d’abord comme une menace. Dès le flash-back dans le musée, Ellie est confrontée à des loups inertes mais menaçants, certains attaquant un élan avec férocité. L’apparition du cervidé n’est pas non plus anodine.

C’est en chassant un cerf qu’Ellie avait fait la rencontre de David, avant l’un des événements les plus traumatisants de sa vie. Lorsqu’elle revoit une image de cerf, sur l’autoroute, plus tard, elle devient songeuse et abattue. A l’image du cerf, Ellie devient la proie d’une meute de loups. Au reste, il ne faut pas oublier que c’est Ellie qui traque Abby, et non l’inverse. Face à David, Ellie a déjà montré qu’elle était capable du pire, lorsqu’elle est poussée dans ses retranchements. Parallèlement, au même rythme que Lev, le joueur se familiarise avec Alice, apprenant à ne plus craindre les chiens du WLF. Le cerf, disions-nous, est intimement lié à la figure de David qui, tout en étant absent du jeu, plane toujours au-dessus de l’esprit du joueur ou des personnages. The Last of Us Part II commence durant l’hiver. C’est dans un paysage enneigé qu’Abby fait la rencontre de Joel et Tommy, alors qu’elle est pourchassée par une horde de claqueurs. Cette étrange alliance n’est pas sans rappeler celle d’Ellie et David, dans la forêt enneigée. Dans les deux cas, les personnages s’entraident sans savoir qu’ils sont ennemis. Encore que, l’attitude d’Abby change dès qu’elle apprend le nom de Joel, de même que David change de comportement dès qu’il n’a plus besoin d’Ellie. La seconde référence à David est plus explicite. Le combat de boss nous opposant à Ellie utilise quasiment les mêmes mécaniques de gameplay que celui contre David, excluant définitivement la jeune femme du statut de proie.

Pourtant, il est réducteur d’affirmer qu’Ellie est la véritable ennemie du jeu, hissant, de ce fait, Abby au statut d’héroïne. A mon sens, le récit ne cherche pas à présenter un camp comme le bon, et l’autre comme le mauvais. Je dirais même que ce débat est insoluble, chaque joueur ayant sa propre sensibilité et ses propres affinités avec les différents personnages.

Notons qu’une grande partie de l’analyse s’appuie sur mon interprétation, qui, inutile de le rappeler, est subjective. Le flot de symboles et de métaphores n’en est pas moins très important. Il l’est tant que cet article ne pourrait jamais être exhaustif. Je pense à la métaphore maritime, l’eau déchaînée n’étant que l’incarnation de sentiments et émotions contraires. Je pense à la métaphore du théâtre, qui est l’un des lieux phares de cette Partie II, où se passe l’un des climax majeurs. C’est dans ce même théâtre que le joueur découvre notamment une affiche de Demain dès l’aube, alors qu’un exemplaire de Notre-Dame de Paris est posé sur le chevet d’un motel. Je me plais à considérer ces références à Victor Hugo comme le signe que The Last of Us Part II doit être considéré comme un drame ou une tragédie, où chaque personnage est la projection d’un autre. Ce n’est pas un hasard si Ellie et Abby sont si proches, ou sont au cœur de triangles amoureux. Par dessus-tout, l’œuvre de Victor Hugo est réputée pour mettre en scène des protagonistes qui sont plus des symboles que des individus à part entière. Et si c’était aussi le cas d’Ellie et Abby ? Et si elles n’étaient finalement que les masques, légèrement différents, qu’endosse le joueur, aux différentes étapes du parcours ? Ou devrais-je dire aux différentes étapes du deuil ?

III. Le récit de deux orphelines

Elisabeth Kübler-Ross était une psychiatre américaine et suissesse. Elle est connue pour avoir observé et exposé les cinq étapes du deuil, qui sont parfois élevées au nombre de sept. Elle a toujours affirmé que les étapes n’étaient pas vécues de la même manière, ou dans le même ordre, par tout le monde.

La première étape du deuil est le choc. Même si elle ne survient qu’au bout de quelques heures de jeu, lorsqu’Ellie voit Joel abattu sous ses yeux, elle est très vite annoncée. Le prologue de The Last of Us II permet d’incarner Joel. On pourrait imaginer que cela sert de transition entre les deux parties, mais Ellie était déjà jouable dans l’épilogue du précédent épisode ainsi que dans le DLC. Un autre personnage, souvenez-vous, était interprétable dans le prologue, avant de disparaître. Il s’agissait de Sarah, la fille de Joel. La mort de la jeune fille a influencé chaque décision de son père, par la suite. De la même manière, la mort de Joel aura énormément d’impact sur Ellie, comme sur Abby. Dans les deux cas, le prologue est une vraie clé de lecture de l’œuvre.

L’étape du choc porte bien son nom. La mort de Joel est aussi soudaine que terrible. Il est battu à mort par Abby, sous les yeux d’une Ellie impuissante. Et encore, le meurtre de l’ancien chasseur aurait pu être plus terrible encore. Une version antérieure du jeu imaginait qu’Abby s’infiltrait à Jackson afin de séduire Joel, et de le piéger. Un vieil artwork dépeint un Joel agonisant, dont la main vient d’être tranchée par Abby. Dans la version finale du jeu, c’est plutôt le hasard, ou devrait-on dire le destin qui place Joel entre les griffes d’Abby. La scène n’en est pas moins marquante.

Je ne pense pas que la deuxième étape, le déni, ait une quelconque place dans le récit. Je salue, toutefois, le choix qui a été fait pour partager la tristesse d’Ellie. Le joueur n’assiste pas à l’enterrement de Joel. Il est plutôt amené à visiter l’ancienne maison de ce dernier, à Jackson. Je trouve ce choix nettement plus poétique et crève-cœur. Ainsi, le joueur, de concert avec Ellie, retrouve des objets très emblématiques, à commencer par la photo de Joel et Sarah.

La troisième étape du deuil est composée de colère et de marchandage. C’est un moment durant lequel la personne endeuillée cherche à retrouver sa vie d’avant, ou bien à se venger. Aveuglée par la colère et sa soif de revanche, Ellie part à la conquête de Seattle, en compagnie de Dina. Cette partie de chasse et cette spirale de haine vont entraîner Ellie dans une vraie descente aux enfers. Mécontente d’éliminer des humains (et leurs chiens) à tour de bras, la jeune femme va torturer Norah, et même prendre la vie à une femme enceinte, Mel. C’est après l’affrontement à l’aquarium qu’Ellie décide, en accord avec Tommy, Jesse et Dina, de rentrer à Jackson. C’est sans compter sur l’intervention d’Abby, qui vient régler ses comptes.

Alors, le récit s’arrête brutalement.

Non seulement le joueur change d’avatar, mais il est propulsé en arrière, alors qu’Abby n’est qu’une adolescente. On découvre qu’elle était très complice avec son père, Jerry, et que celui-ci n’était autre que le chirurgien des Lucioles, chargé de trouver un vaccin contre le Cordyceps. Mais c’était avant d’être froidement abattu par Joel.

The Last of Us Part II nous contraint à incarner Abby et à rejouer les 3 jours se déroulant à Seattle. Au sentiment de frustration s’ajoute la crainte de devoir rejouer plus ou moins la même chose, pour rallonger artificiellement la durée de vie du jeu. Et pourtant, contrairement aux apparences, le voyage reprend exactement où il s’était arrêté.

Une jeune femme, traumatisée par le meurtre de son père, a longtemps été consumée par la haine, avant de chercher à se venger. Contrairement à Ellie, Abby a pleinement obtenu sa vengeance, ce qui lui permet de passer à la quatrième étape du deuil : la tristesse et le regret.

Certes, Abby a une dette envers Yara et Lev, mais ce n’est pas de manière totalement désintéressée qu’elle cherche à les aider, par tous les moyens. Elle admet elle-même avoir besoin de faire quelque chose de bien, pour contrebalancer avec le passé. Cette tentative de rédemption convainc peu Mel, qui a l’intime conviction qu’elle est monstrueuse et ne changera jamais. Il est effectivement difficile de se racheter, après un tel crime. Mais peut-être le périple dans l’épicentre de l’hôpital est-il plus métaphorique qu’on ne le pensait.

Dans l’émission Pod’Culture consacrée à l’analyse du jeu, Donnie Jeep explique qu’il n’est pas anodin qu’Abby retourne dans un hôpital, même s’il ne s’agit pas du même que celui où son père a été assassiné. Il explique que le Ratking, (le monstrueux monticule d’infectés), pourrait être une métaphore du côté sombre d’Abby. La jeune femme doit éradiquer le monstre qui vit en elle, afin de continuer à avancer. Le Ratking, et tout ce qui précède, est mémorable. Il s’agit sans doute d’une des scènes les plus oppressantes et spectaculaires des deux opus. Elle est d’autant plus remarquable qu’elle apporte du sens au cheminement d’Abby. A titre indicatif, notons que des premières esquisses d’infectés enchevêtrés avaient été publiées dans l’artbook du premier The Last of Us, même si les créatures étaient nettement moins impressionnantes. Le Ratking m’a, pour ma part, énormément fait penser (spoiler) à la créature finale du jeu indépendant Inside. Passons.

Après l’hôpital, Abby n’est pas au bout de ses peines puisqu’elle doit traverser l’Île des Séraphites (une faction ennemie du jeu), pour secourir Lev. Or, quant elle rentre à l’aquarium, elle découvre qu’Owen et Mel ont été assassinés. Elle part donc à la poursuite d’Ellie, qu’elle retrouve au théâtre. Après une altercation éprouvante, Ellie et Dona sont à la merci d’Abby. Celle-ci aurait pu « rechuter » si elle avait cédé à ses pulsions et avait abattu les deux jeunes femmes. Fort heureusement, Lev l’encourage à les épargner et à s’en aller. Grâce à lui, Abby accède à l’étape suivante : la résignation.

La sixième et avant-dernière étape du deuil est l’acceptation. Il nous est proposé de la vivre sous les traits d’Ellie, au cours de l’épilogue. Certes, le jeu a fait un bond dans le temps, et nous amène encore à changer d’avatar, mais le parcours du deuil reste linéaire. L’acceptation est normalement l’étape durant laquelle la personne commence à avoir et à réaliser de nouveaux rêves. En effet, le cadre dans lequel vit Ellie, en compagnie de Dina et JJ, semble idyllique. Les deux jeunes mères ont trouvé un refuge au sein d’une maison isolée, dans la prairie. Elles aiment et choient énormément leur fils. Malheureusement, cette vie convient nettement plus à Dina qu’à Ellie, sans compter que celle-ci souffre de stress post-traumatique. L’artbook du jeu confie que l’épilogue, dans la prairie, aurait dû comporter une scène de chasse, dans laquelle Ellie se montre très brutale et violente. La jeune femme a été traumatisée par ce qu’il s’est passé à Seattle. Elle est en train de rebasculer vers la troisième étape du deuil, si tant est qu’elle l’ait un jour surmontée. Il ne suffit que d’une étincelle, ou devrais-je dire un prétexte, incarnés en la personne de Tommy, pour qu’Ellie décide de pourchasser Abby, à Santa Barbara.

Abby, quant à elle, est en pleine phase de reconstruction, qui n’est autre que la dernière étape du deuil. Une grande complicité s’est tissée entre elle et Lev. Il est difficile de ne pas penser à Joel et Ellie, quand on voit la manière dont Abby taquine et protège Lev. Plus important encore, la jeune femme découvre que certains membres des Lucioles ont survécu, et compte bien les rejoindre. Alors qu’Ellie est encore obsédée par sa soif de vengeance, Abby est sur le point de terminer tout le processus de deuil. Ce n’est pas étonnant, dans la mesure où son cheminement a débuté bien auparavant, et puisque, contrairement à Ellie, elle a obtenu sa revanche. On pourrait redouter que le récit sous-entende que seule la vengeance amène la paix, mais il ne tombe pas dans cet écueil, comme le révélera la fin de l’aventure.

Quoiqu’il en soit, Abby a réussi là où Joel a échoué. Ce dernier n’a jamais fait le deuil de Sarah, pas même lorsqu’il a accepté la photo tendue par Ellie. Bloqué dans une étape de colère et de négociation, il a sauvé Ellie, à l’hôpital, pas uniquement par amour, mais dans le but insensé et égoïste de retrouver sa fille. De retrouver sa vie d’avant. En veillant sur Lev de manière plus altruiste, Abby répare la faute de Joel. C’est pourquoi la Partie II est la suite directe de The Last of Us.

Toutefois, l’arc d’Ellie n’est toujours pas terminé. Lorsqu’elle arrive à Santa Barbara, elle apprend qu’Abby et Lev ont été capturés par un groupe d’esclavagistes appelés les Rattlers. Le grand drame d’Ellie est-il vraiment d’avoir perdu Joel ? N’est-il pas plutôt de ne jamais avoir eu la liberté de faire des choix cruciaux ? C’est ce que soulignent les podcasteurs de Pod’Culture, dans leur analyse du jeu. Ni les Lucioles, ni Joel, n’ont donné à Ellie l’opportunité de se sacrifier, pour sauver l’humanité. Immunisée contre le virus, la jeune femme est condamnée à survivre. Incapable de pardonner à Joel ce qu’il a fait, elle regrette toutefois de ne pas en avoir eu la possibilité, à cause d’Abby. Et voilà que, dans l’épilogue, elle a pour la première fois la possibilité de décider. Le fait d’amener Ellie à abattre des esclavagistes dans une ancienne maison coloniale n’est pas anodin et, une fois encore, très métaphorique. La jeune femme va enfin accéder à une forme de délivrance. (Il en va de même pour le joueur qui arrive au bout d’un jeu de plus en plus anxiogène).

Ellie, à bout de force, arrive face à une Abby amaigrie et méconnaissable, après son emprisonnement chez les Rattlers. Elle la force à se battre contre elle, avant de se raviser, et de la laisser partir avec Lev. Ellie, peut-être, a-t-elle enfin compris la vanité de la vengeance, et cherché à mettre fin au cercle vicieux de la haine. J’aurais aimé dire qu’elle s’est reconnue en Abby, et a donc décidé de la laisser s’en aller, mais les deux jeunes femmes se connaissent trop peu, pour cela. Selon toute vraisemblance, la présence de Lev est plus déterminante. Ce sont peut-être les similitudes existant entre Abby et non pas Ellie, mais Joel, qui ont sauvé la Luciole.

Alors qu’Ellie demeure impuissante et épuisée, sur la rive, Abby et Lev disparaissent en barque, à l’horizon. Prêts à se reconstruire. Prêts à reconstruire les Lucioles. Peut-être prêts à réparer une autre erreur de Joel.

Tout ce que l’on peut espérer, c’est qu’Ellie parviendra elle aussi à se reconstruire. Toutes ces pistes pourraient être abordées, dans une troisième partie, si elle venait à voir le jour.

Épilogue

The Last of Us Part II n’est pas une simple histoire de haine, aveuglant deux jeunes femmes. Ellie et Abby ne sont pas si opposées, et leurs différences ne sont de toute façon pas néfastes. Alors que la première symbolise le passé et sert de transition entre deux parties d’un même tout, la deuxième incarne le renouveau. L’arc d’Abby propose le plus de contenu inédit, et pourtant, il ne provoque pas de réelle rupture dans ce récit très métaphorique. L’histoire de The Last of Us Part II montre les différentes étapes du deuil, et bascule d’un personnage à un autre, sans pour autant reculer ni se répéter dans ce qu’elle raconte. Alors qu’Ellie essaie d’échapper à de vieux démons, qui ne sont peut-être pas ceux que l’on croit, Abby ne se révèle être ni une antagoniste, ni une héroïne. Elle incarne le renouveau de la saga, en réalisant, à sa manière, tout ce que Joel n’était pas parvenu à accomplir. La fin douce-amère peut donner le sentiment d’avoir parcouru beaucoup de distance pour rien, mais le premier The Last of Us n’était-il pas aussi nihiliste ?

Et encore, cet épisode n’est pas aussi pessimiste et désenchanté qu’on pourrait le croire. Ellie survit. Abby est prête à se reconstruire, en compagnie de Lev. Nous apprenons même que les Lucioles n’ont pas totalement disparu. The Last of Us Part II porte des messages subtiles d’espoir et de tolérance. Le récit rappelle que, quelle que soit la manière dont un peuple est opprimé, il peut survivre et se relever.

Les humains tiennent tête aux claqueurs, certes, mais la réelle menace est l’humanité elle-même, qui cherche inlassablement à s’entre-tuer. L’Histoire a déjà vécu cela, comme le rappelle la visite de la synagogue, dans le centre-ville de Seattle. Dina, qui est de religion juive, (comme Neil Druckmann) renvoie l’humanité à ses fautes antérieures, mais n’en demeure pas moins une survivante. La question de la religion est aussi abordée par une secte fictive : les Séraphites. Ils apparaissent d’abord comme des rôdeurs réactionnaires et hostiles, qui ne tolèrent ni les étrangers ni ceux qui désobéissent aux règles. Ellie comme Abby ont horreur de ces gens qu’elles considèrent comme des fanatiques. Pourtant, Abby va faire la connaissance de Yara et Lev, qui vont lui enseigner que la prophétesse de leur religion était emplie de bienveillance, avant que les dogmes ne soient détournés et pervertis par des Séraphites sans scrupule. C’est Lev qui en souffrira le plus, puisqu’il sera contraint de s’enfuir, pour survivre.

Lev est un jeune garçon transgenre. Abby, aussi abrupte semble-t-elle être, accueille l’information avec finesse et humanité. Son regard vis-à-vis de Lev ne change pas. Au contraire, elle va de plus en plus s’attacher au jeune garçon, quitte à mettre sa vie en péril pour le protéger. On peut également citer les réactions délicieusement banales des personnages, à commencer par Jesse, quand ils apprennent qu’Ellie a embrassé Dina.

La représentation de la diversité dans The Last of Us II est réalisée avec finesse, et sert totalement le propos d’un jeu qui, je le rappelle, invite à faire preuve d’empathie. Le récit cherche à responsabiliser le joueur et à lui faire réaliser que dans un conflit, tout n’est question que de points de vue. Le grand drame du jeu est sans doute qu’une partie des joueurs (peut-être mineure mais très bruyante) n’a rien entendu à ce message et a réagi de façon parfaitement infecte et contraire à ce qui est prôné par le jeu. The Last of Us II a été au cœur de débats légitimes, mais aussi de polémiques tout à fait indécentes.

Sans surprise, le jeu plaît ou ne plaît pas. Pour ma part, je reste intimement convaincue qu’il s’agit d’une expérience unique et peut-être même jamais vue, dans le domaine du jeu vidéo. Une œuvre n’a pas besoin d’être exempte de défauts pour se hisser au rang de chef-d’œuvre. Aussi décriée soit-elle, j’ai trouvé le personnage d’Abby exceptionnel, et le duo qu’elle forme avec Lev, d’une rare justesse. The Last of Us II est un jeu audacieux qui marquera sans doute l’histoire du jeu vidéo, et qui a tout du moins marqué ma vie de gameuse.