J’ai récemment joué à Donut County (2018), un jeu de réflexion imaginé par Ben Esposito. L’un des protagonistes est un raton laveur fan de jeux vidéo et assez irresponsable. Par sa faute, la ville est progressivement engloutie par un trou – que nous contrôlons – et qui grandit, au fur et à mesure qu’il avale des objets. Ce jeu indépendant, sans être inoubliable, m’a incité à me demander d’où pouvaient surgir de telles idées de concepts. Donut County serait a priori né suite à une compétition de création de jeux vidéo, dont les scénarios étaient issus d’un compte tweeter parodiant Peter Molyneux (Fable). Je me suis également demandé quel était l’intérêt de faire d’un animal le protagoniste d’un jeu, et en quoi cela pouvait impacter la narration ou le gameplay. En l’occurrence, nous ne contrôlons pas directement le raton laveur, dans Donut County, et celui-ci est par ailleurs personnifié. Autrement dit, il se comporte et s’exprime comme un être humain. Mais ce n’est pas le cas des deux jeux dont je m’apprête à parler : je pense à un requin-bouledogue et à un chat tigré.
Comme requins et chats
Maneater est un jeu développé par Tripwire Interactive et sorti en mai 2020. Les joueurs sont invités à suivre une télé-réalité commentant les mésaventures d’un chasseur de requin. Nous sommes amenés à contrôler un requin-bouledogue, dont la mère a été tuée par le pécheur en question. Il s’agit donc d’une histoire de vengeance. Stray a, pour sa part, été développé par BlueTwelve Studio, avant de sortir en juillet 2022. Les joueurs contrôlent cette fois-ci un chat errant, vagabondant dans une ville cyperbunk, peuplée de robots.
A-RPG et Science-fiction revisités

Le premier jeu est un action-RPG, se déroulant dans un monde ouvert. Le requin fait des trucs de requin, mais dans un gameplay si détonnant avec sa condition de squale que cela en devient aussi astucieux que déconcertant. Le requin, d’abord bébé, a besoin de tuer d’autres animaux marins avant de grandir et de se développer. C’est ainsi qu’il gagne des points d’expérience. Il peut également débloquer de nouvelles évolutions à cause de la radioactivité des lieux, au point de devenir un mégalodon moderne et de venir à bout des supers prédateurs – ou des humains – sans difficulté. En dehors de ces compétences invraisemblables, le requin est très ordinaire, dans la mesure où il n’est aucunement personnifié. Tripwire Interactive a d’ailleurs basé le jeu sur le concept de télé-réalité pour palier à l’impossibilité du squale de s’exprimer. Ainsi, Maneater est tout de même ponctué de commentaires ironiques et irrévérencieux.

Le chat, dans Stray, fait aussi des trucs de chat. Certains trophées du jeu nécessitent de miauler cent fois ou de dormir au moins une heure, sans toucher la manette ! Le félin n’est ni doté du don de la parole, ni de compétences sortant de l’ordinaire. Le bavardage sera confié à son fidèle compagnon : un robot nommé B-12. La seule particularité de ce chat réside finalement dans le fait d’arpenter un univers cyberpunk, déserté par les hommes. Les joueurs seront amenés à passer des obstacles ou à faire preuve de réflexion afin de progresser dans le monde. Quand le paradoxe installé dans Maneater (un requin devient le héros d’un action-RPG) est aussi absurde que burlesque, le parti pris de Stray rend l’aventure terriblement poétique et envoûtante. En contrôlant un simple chat, perdu dans un monde post-apocalyptique, les joueurs sont plongés dans l’immensité et la contemplation.
Références et critiques

Qualifier Maneater de burlesque ou absurde n’est en rien une critique, puisqu’il s’agissait de l’ambition du titre. Les créateurs souhaitaient proposer un jeu « complètement nouveau et unique » tout en contournant « la limite entre plausible et ridicule ». Le moins que l’on puisse dire est qu’ils y sont parvenus. Maneater est un action-RPG et un open-world modeste, certes, mais réussi. On sent que le studio s’est inspiré de mastodontes tels Far Cry ou Breath of the Wild. C’est précisément ce soin apporté au gameplay qui contraste avec la nature du protagoniste et crée la tonalité burlesque. Selon toute vraisemblance, Maneater est inspiré d’un jeu méconnu nommé Jaws Unleashed (2006), dans lequel on pouvait incarner un squale. Les sauts prodigieux de notre requin hors de l’eau ne sont pas non plus sans rappeler les affiches de Sharknado, la célèbre saga nanardesque du cinéma. En dépit de cet humour absurde, Maneater n’est toutefois pas dénué de fond, puisqu’il est question de dénoncer la pollution des océans ; ou encore de mettre en scène la revanche de la nature contre l’humanité. Peut-être s’agit-il même de la revanche des animaux du jeu vidéo en général, puisqu’ils font souvent office de proies à chasser dans bien des titres.

Aussi étonnant que cela puisse sembler, le message sous-jacent n’est pas si éloigné de celui de Stray. Le chat errant explore un monde post-apocalyptique, où l’on devine que l’homme a couru à sa propre perte. Les robots restants n’osent pas quitter les taudis ni le centre-ville où ils vivent car ce monde plongé dans l’obscurité est à la merci des Zurks, des petites créatures dévorant tout sur leur passage. Or, l’esthétique du jeu a été inspirée par la Citadelle de Kowloon, une enclave chinoise qui était située non loin de Honk Kong, jusqu’aux années 90. Il y avait une très forte densité de gens dans cette citadelle privée de lumière, à cause des hauts bâtiments. Les lieux auraient été victimes d’une forte criminalité et de mauvaises conditions sanitaires, avant leur évacuation puis leur destruction. De fait, Stray se veut la dénonciation de l’urbanisation ou de la surexploitation de la technologie.
Conclusion
Maneater et Stray sont des jeux très différents. L’un est un action-RPG se déroulant dans un monde ouvert où le requin, très féroce, s’emploie à dévorer des gens, sous les commentaires sarcastiques d’une équipe de télé-réalité. Le ton est volontairement absurde est burlesque. Stray permet d’incarner un chat astucieux, certes, mais plus inoffensif. Accompagné du robot B-12, le félin arpente un monde post-apocalyptique, à l’esthétique cyperpunk. La tonalité est plus sérieuse et poétique, rendant le sous-texte plus évident.
Et pourtant, les deux jeux ont été crées suite à l’envie de proposer des expériences novatrices et nouvelles. Qui aurait pensé à faire d’un requin le héros d’une quête vengeresse et d’un RPG, si ce n’est Tripwire Interactive ? De la même manière, propulser un chat dans un monde cyberpunk est une idée dont on ne peut nier l’originalité. Bien que les gameplays de Maneater ou Stray n’inventent aucune formule, celles-ci sont revisitées par le fait de devoir incarner des animaux. Nos deux protagonistes possèdent des nageoires, des pattes et des crocs mais ne peuvent manier aucun outil, ni utiliser la parole. Les studios doivent donc se montrer inventifs pour faire progresser la narration. Par ailleurs, l’incarnation d’un animal reflète le désir de renouer avec la nature ainsi que de dénoncer certains travers de la société moderne.
De nombreux jeux, souvent indépendants, proposent des concepts novateurs ou nous plongent dans la peau d’une bête. L’intention première est certainement de créer une expérience originale et ludique, mais cela permet également de réinventer certaines mécaniques de gameplay ou de transmettre des messages.