Hellblade : Senua’s Sacrifice | Une descente aux enfers cryptique

Hellblade est un jeu atypique et perturbant, qui n’est pas à mettre entre toutes les mains. Je l’ai moi-même abandonné, il y a quelques années. Je n’aurais jamais découvert toute sa force si Hauntya ne m’avait pas convaincue de lui accorder une seconde chance. Senua’s Sacrifice est de ces jeux où il y a énormément à dire. Développé par Ninja Theory, en 2017, et réalisé par Tameem Antoniades, Hellblade devrait donner naissance à une suite, prochainement. Dans l’attente de cette future exclusivité Microsoft, j’aimerais vous guider au cœur des Enfers nordiques, en compagnie de Senua. La guerrière picte (interprétée par Melina Juergens) est l’une des premières héroïnes du jeu vidéo à souffrir de troubles mentaux, dont le traitement sert le gameplay. Ces deux degrés de lecture font de Hellblade une œuvre fantastique, au sens littéraire du terme, puisqu’il est quasiment impossible de démêler le vrai du faux. (Cette analyse est ouverte à toutes et à tous. Je tâcherai de vous signaler les spoilers importants.)

Senua aperçoit l’entrée de Helheim, au loin.

La réécriture nordique du mythe d’Orphée

L’intrigue prend place au IXe siècle après Jésus-Christ. Bien qu’elle soit influencée par de nombreux mythes nordiques, Senua est en réalité une guerrière picte. Il s’agit de tribus qui vivaient en Écosse, et dont certaines furent massacrées par les envahisseurs nordiques. L’histoire de Senua est assez cryptique, dans la mesure où nous ne la découvrons que par bribes, et sans linéarité. La jeune femme veut rejoindre le royaume de Hel, correspondant aux Enfers, dans la mythologie nordique. Son but est d’en délivrer l’âme de son amant : Dillion, terrassé par les vikings. Il paraît improbable de ne pas faire le lien avec le mythe grec d’Orphée, lequel tenta d’extraire sa bien-aimée Eurydice des Enfers. Au cours de sa propre odyssée, Senua ne se sépare pas du crâne de Dillion, enveloppé dans un sac. Peut-être s’agit-il d’une allusion à la tête du savant Mímir, dont Odin ne se séparait pas, et que l’on retrouve par ailleurs attachée à la ceinture de Kratos dans God of War (2018).

Senua a la particularité de souffrir de psychose, ce qui se traduit par l’intervention d’hallucinations auditives et visuelles. Les troubles mentaux de l’héroïne ont une part prépondérante dans le jeu, sur laquelle nous reviendrons plus tard. Au cours de son périple vers le royaume des Enfers, Senua sera guidée par le souvenir de Druth, un vieil érudit qui fut emprisonné par les vikings, avant de s’échapper. Il fait aussi la narration de nombreux mythes nordiques, lorsque Senua trouve quelque pierre de savoir, au cours de sa progression. Grâce à Druth, la guerrière apprend qu’elle doit relever deux défis avant d’accéder au Helheim. Elle doit affronter Valravn, le maître des illusions, puis Surt, le géant du feu dévastateur. Le premier, bien qu’il soit méconnu, appartient bel et bien au folklore nordique. Il prend souvent l’apparence d’un corbeau surnaturel, qui, selon les croyances, consomme les morts qui ont été privés de cérémonie, ou conduit les jeunes femmes vers leur fiancé, en échange du sacrifice de leur futur enfant. Sans surprise, le combat contre Valravn est symbolique, et il en va de même pour celui contre Surt, une figure un peu plus connue de la mythologie nordique. Le géant du feu est mentionné dans de nombreux récits et légendes. Sa présence est tout aussi symbolique, puisque le village de Senua fut sans doute mis à feu et à sang par les vikings.

Comme Hamlet, Senua ne se sépare pas du crâne de Dillion. A droite, elle affronte le géant Surt.

Au cours de son périple pour sauver l’âme de Dillion, la guerrière picte croisera la route d’autres figures ou artefacts vikings. La fameuse hellblade est une épée légendaire répondant au nom de Gramr. Senua doit survivre à plusieurs défis d’Odin, le dieu des dieux, afin de pouvoir prétendre manier cette lame capable de tuer une divinité. Son objectif est d’affronter Hel en personne, dans le but de délivrer Dillion. Il s’agit de la fille de Loki, mais aussi de la sœur du loup Fenrir et du serpent géant Jörmungand. Hel est par-dessus tout la déesse des morts. D’après la liste de trophées, Fenrir apparaît aussi dans le jeu, mais il semblerait qu’il y ait une confusion avec Garmr. Cette confusion entre les deux identités est fréquente, au reste, Garmr pourrait davantage être comparé à Cerbère, le gardien des Enfers, dans la mythologie grecque.

J’ai mentionné de nombreux personnages secondaires ou ennemis, mais Senua n’est évidemment pas en reste. Son nom est un dérivé de Senuna, une déesse celtique dont l’existence ne fut découverte qu’en 2002. Il s’agirait de l’équivalent de la divinité romaine Minerve, déesse de la sagesse ou de la pensée élevée. Pour finir, Senua a le statut de Gelt. Ce terme propre à la culture celte désignait les personnes atteintes de folie, suite à un traumatisme, lesquelles faisaient acte de pénitence en s’exilant dans les bois. La psychose de Senua a un impact tant sur l’intrigue que sur le gameplay lui-même.

Melina Juergens prête ses traits à une Senua peu avare de regards caméra.

Des troubles mentaux au cœur du gameplay

Bien que le sujet des troubles mentaux ait plusieurs fois été abordé dans les jeux vidéo, c’est sans doute la première fois qu’il est autant au cœur d’une œuvre vidéoludique. Non seulement le personnage souffrant de psychose est l’héroïne elle-même, mais Hellblade tente de faire ressentir les symptômes de ce trouble aux joueuses et joueurs. C’est pourquoi le jeu est particulièrement dérangeant, au point où je m’y suis prise à deux fois, pour le faire. Le traitement de la psychose n’en est pas moins juste. Les créateurs et créatrices ont souhaité rendre les gens plus sensibles et empathiques vis-à-vis de ce que traversent les personnes souffrant de ce trouble. Par-dessus tout, l’harmonie ludo-narrative est exemplaire.

Outre le fait qu’il est parfois difficile de savoir si Senua affronte réellement l’enfer ou si elle perd tout contact avec la réalité ; la direction artistique et le gameplay sont en grande partie déterminés par les différents symptômes de la psychose. Le symptôme le plus connu et le plus envahissant se traduit par des hallucinations auditives. Tout au long du jeu, Senua perçoit des voix surnommées les Furies. Si certaines sont bienveillantes et de bon conseil, d’autres sont à la fois cruelles et hautaines. L’une d’elles a même conscience de la présence des joueurs et brise le quatrième mur, en servant de narratrice. Les voix représentent un brouhaha constant. C’est pourquoi les sous-titres envahissent le haut et le bas de l’écran, au point qu’il est souvent difficile – voire impossible – de tout lire. Les créateurs de Hellblade jouent avec le son binaural afin que les voix semblent parvenir de part et d’autre des joueurs, de façon plus ou moins lointaine. Le procédé est, a priori, encore plus impressionnant en utilisant un casque audio. Le but est évidemment d’expérimenter directement les symptômes du trouble psychotique. Ninja Theory s’est renseigné auprès de professeurs, de psychiatres et de personnes atteintes de psychose, afin de réaliser une expérience aussi réaliste et juste que possible.

Dans de nombreux jeux vidéo, les joueurs ont besoin d’appuyer sur une touche quelconque afin de déclencher une vision leur permettant d’avoir de plus amples informations sur l’environnement. L’exemple le plus célèbre est la vision d’aigle, dans Assassin’s Creed, permettant de repérer et de cibler les ennemis. La vision en question répond au nom de « Focus » dans Hellblade. Elle porte bien son nom car elle est justifiée par le fait que Senua ait besoin de se concentrer, afin de trouver des éléments du décor cachés, ou de reprendre le dessus sur des ennemis intangibles. Or, il est justement difficile de se concentrer pour les personnes souffrant de trouble psychotique.

D’aucuns pourraient trouver les énigmes de Hellblade répétitives. Ce fut d’ailleurs mon cas, avant de comprendre qu’elles étaient, elles aussi, métaphoriques. Dans Senua’s Sacrifice, l’exploration consiste souvent à révéler des runes dans le paysage afin d’ouvrir des portes, ou à se focaliser sur un élément du décor, depuis un certain angle, afin de reconstituer un chemin ou un pont. Il est vrai que les personnes atteintes de schizophrénie ont une personnalité morcelée. Elles n’ont pas conscience des limites de leur propre corps et peuvent s’assimiler à ce qui les entoure, comme la nature. On peut imaginer que Senua cherche à décrypter tout ce qui l’entoure, ou qu’elle a besoin de chercher et de rassembler des fragments dissimulés dans le décor, pour homogénéiser et apaiser son propre esprit. Notons que la méfiance extrême ou la paranoïa sont également des symptômes possibles. Cela expliquerait donc pourquoi Senua est obsédée par l’idée de décrypter des runes et symboles dans tout ce qui l’entoure. A ce propos, Mystic Falco a déposé une inscription runique, dans la miniature de l’article. Saurez-vous la déchiffrer grâce à la traduction supposée des runes de Hellblade ?

Il faudra relever les défis sensoriels d’Odin pour retirer l’épée de l’arbre mort. A droite, Senua aperçoit des runes et des visions cauchemardesques.

Le trouble psychotique peut entraîner de nombreux autres symptômes, comme des hallucinations visuelles. A plusieurs reprises, la direction artistique change, rendant le jeu plus ou moins sombre ou coloré, et la visibilité plus ou moins bonne. Il n’est pas rare que la vision de Senua, et de fait, celle des joueurs soit altérée par des formes floutées. On peut même se demander jusqu’à quel point s’étendent les hallucinations visuelles de Senua. Les ennemis qu’elle affronte sont-ils réellement présents ? Je pourrais aussi mentionner les troubles de la mémoire, les joueurs ne découvrant le passé de Senua que par bribes, et de façon non linéaire ; ou encore la dépression, puisque l’héroïne entreprend une descente aux enfers.

Dans la mesure ou la direction artistique et le gameplay épousent les symptômes de Senua, les joueurs n’ont aucun mal à faire corps avec elle. Bien que le jeu soit à la troisième personne, d’autres éléments permettent de renforcer cette subjectivité. Comme je le disais plus haut, il n’est pas rare que l’une des voix entendues par Senua s’adresse directement aux joueurs. De plus, de nombreux personnages, qu’il s’agisse de visions ou de l’héroïne elle-même, ne sont pas avares de regards caméra. Les joueurs sont ainsi définitivement pris à partie. L’expérience est, comme je le disais, assez perturbante, d’autant que les graphismes sont très réalistes. Ninja Theory a utilisé la technique de la motion capture pour rendre les personnages plus vrais que nature. A mon sens, Hellblade relance même le débat consistant à se demander si un jeu vidéo se doit d’être ludique.

Force est de constater que, sur le plan technique, Senua’s Sacrifice n’est pas toujours optimal. Il m’était par exemple impossible de parcourir tous les sous-titres. Une version française aurait assurément été la bienvenue, même si je conçois qu’elle aurait été particulièrement difficile à réussir. Si les énigmes peuvent paraître répétitives et rébarbatives, au début, ce n’est rien comparé au système de combats. Face à un ennemi, Senua n’a d’autre choix que de parer ou esquiver un coup, avant de partir à l’offensive. Comme elle est concentrée sur son adversaire, il est impossible de contrôler la caméra ou de changer de cible. Cela devient très contraignant lorsqu’il y a plusieurs ennemis et surtout lorsque Senua est encerclée. Les combats sont d’autant plus pénibles qu’ils sont très longs, que les arènes sont étroites et que la guerrière met elle-même un temps fou à se relever après la moindre chute. Sans être foncièrement compliqués, d’autant qu’il existe différents modes de difficulté, je les ai trouvés très rébarbatifs, au point d’espérer que la suite de Hellblade perfectionne ce point du gameplay. Un mot sur la permadeath, enfin. [Spoiler] Le jeu promet, dès le début, que votre sauvegarde sera écrasée lorsque Senua sera tuée un certain nombre de fois. Je ne devrais pas vous le dire, mais trouvant moi-même cette menace plus rébarbative qu’autre chose ; je peux vous rassurer sur le fait que ce game over n’est que symbolique. [/Spoiler]

Nous avons beaucoup mentionné le trouble psychotique comme une maladie mentale se traduisant par divers symptômes. Toutefois, la psychose est généralement le fruit d’un traumatisme, et peut même être exacerbée par le comportement oppressant des autres. Au-delà d’une descente aux enfers ou d’une simulation des troubles psychotiques, Hellblade représente surtout le cheminement psychique et émotionnel de Senua, une jeune femme qui tente de s’en sortir.

Senua trouve l’épée légendaire. Mais le combat est peut-être différent de celui que l’on croit.

Un cheminement métaphorique et émotionnel

Hellblade : Senua’s Sacrifice porte un regard bienveillant sur le trouble psychotique. Les personnes souffrant de troubles mentaux sont généralement représentées comme les antagonistes des œuvres où elles apparaissent. Il n’est pas rare qu’elles y commettent des actes répréhensibles voire criminels. Ce n’est pas le cas de Senua, qui, mécontente d’être l’héroïne du jeu, incarne également une jeune femme innocente qui fut souvent accusée à tort.

[Les paragraphes suivants comportent des spoilers. Rendez-vous à la conclusion.]

Les troubles de Senua ont sans doute une origine génétique dans la mesure où sa mère, Galena, souffrait également de psychose. Au reste, ils ont été exacerbés par la pression exercée par la société et par son père, Zynbel. Senua n’était âgée que de cinq ans lorsqu’elle fut contrainte d’assister au meurtre de sa mère, mise au bûcher. L’un des deux premiers boss du jeu, Surt, le géant du feu, n’est sans doute que la réminiscence de ce traumatisme cuisant. Le meurtre de Galena et l’éducation apportée par Zynbel ne firent que renforcer les troubles mentaux de la jeune fille. C’est pourquoi l’apparition de Valravn, le maître des illusions, fait également sens. Après tout, beaucoup de choses qui se passent autour de Senua n’existent pas dans la réalité – ou du moins pas dans notre réalité.

Senua grandit dans l’ombre de son père, qui n’a de cesse de la stigmatiser et de l’ostraciser. A ses yeux, la jeune fille est maudite et ne peut apporter que le malheur dans son sillage. On comprend, progressivement, que la voix de Zynbel est l’une de celles harcelant le plus Senua. Il s’agit de la voix des ténèbres, qui, prétendant agir pour sa sécurité, la confronte aux défis les plus éprouvants. Senua est parvenue à s’émanciper de l’emprise de son père, en rencontrant Dillion et en tombant amoureuse de lui. Le jeune homme n’a que faire de ses différences et essaie de l’aider à les accepter. Malheureusement, Senua, encore marquée par l’éducation de son père, reste persuadée qu’elle est maudite. Suite à une épidémie frappant la tribu, elle décide de s’exiler dans les bois. Lorsqu’elle revient, elle constate que le village a été mis à feu et à sang par les vikings. Ceux-ci ont tué Dillion, en lui infligeant la pire des tortures : celle de l’aigle de sang. Ce nouveau traumatisme incite Senua à perdre tout contact avec la réalité.

Senua affronte Garmr avant de se retrouver face à Hel.

C’est ainsi qu’elle entreprend son périple vers Helheim, dans l’espoir de délivrer l’âme de son bien-aimé. Ce n’est pas un hasard si les ennemis ordinaires ressemblent, à s’y méprendre, à des guerriers nordiques aussi infernaux que terrifiants. La descente aux enfers, lorsque Senua laisse tomber le crâne de Dillion dans les profondeurs, est l’un des passages les plus marquants du jeu. La guerrière finit par se retrouver face à Garmr (ou Fenrir), au sein d’un combat particulièrement redoutable. Le gardien des enfers pourrait incarner une représentation supplémentaire de son père Zynbel, ou du moins de toutes les personnes l’ayant stigmatisée et ostracisée, dans sa vie.

Après être venue à bout du cerbère, Senua rejoint le royaume des Enfers et finit par atteindre Hel en personne. Aussi inattendu que cela puisse paraître, finir le jeu ne nécessite pas de se battre jusqu’au bout, mais de se laisser vaincre par les guerriers de Hel. Plusieurs indices, à commencer par la mise en scène, laissent comprendre que la déesse Hel n’est elle-même qu’une autre représentation de Senua. (Pour l’anecdote, j’ai d’abord cru qu’il s’agissait d’une réminiscence de la mère de Senua, dans la mesure où le visage de Hel est à moitié brûlé. Sans doute s’agit-il d’un jeu de reflets entre les deux femmes). Elle révèle à la guerrière qu’elle n’a jamais retenu captive l’âme de Dillion. La quête de Senua paraît alors vaine. Nous aurions dû nous y attendre, dans la mesure où Orphée lui-même n’est jamais parvenu à ramener Eurydice. Mais cela nous incite plutôt à interpréter l’histoire de manière différente. Si Hel est le reflet de Senua, et qu’elle n’a jamais emprisonné l’âme de Dillion ; on peut imaginer que Senua n’est pas responsable de la mort de son compagnon, comme elle s’entête à le croire. La guerrière picte doit donc sacrifier cette conviction et même une partie d’elle-même afin de terminer son deuil. La mort de Senua n’est que symbolique. Ce périple intérieur aura été d’autant moins vain qu’il lui aura permis de renouer avec son passé et de confronter d’autres traumatismes, afin de s’en émanciper. Senua comprend enfin que son père Zynbel était toxique et qu’elle peut apprendre à s’accepter et à vivre avec ses troubles mentaux. [/Spoiler]

Le voyage de Senua est assurément unique.

Conclusion

Hellblade est un jeu unique en son genre, que je ne conseillerais pas à n’importe qui. C’est sans doute parce que l’œuvre n’a pas pour vocation d’être ludique. Elle peut même se révéler dérangeante. Cela n’en fait pas moins une expérience aussi marquante qu’intéressante. Le contexte de Senua’s Sacrifice est très attirant, pour tous les passionnés de mythologie. Il s’agit d’une réécriture du mythe d’Orphée, au sein d’un environnement nordique. De nombreuses légendes vikings sont mentionnées, comme Odin, voire directement représentées, à l’instar de Hel. Mais ce qui rend Hellblade si unique est la mention des troubles psychotiques de Senua. Ils ont un impact sur le gameplay puisque les différents symptômes de la psychose sont à l’origine de la direction artistique ou de la nature des énigmes. Le jeu est d’autant plus fort qu’il tente de faire ressentir lesdits symptômes aux joueuses et joueurs eux-mêmes. A ce titre, les graphismes et la bande son sont terriblement efficaces. Hellblade n’est pourtant pas exempt de défauts, surtout au niveau du gameplay des combats. Au reste, ces deux sens de lecture font de Senua’s Sacrifice une œuvre fantastique, dans laquelle on hésite – pendant longtemps – entre une explication surnaturelle et une explication rationnelle. De nombreuses entités démoniaques pourraient n’être que les réminiscences ou les métaphores de traumatismes enfouis dans le passé de la guerrière. Hellblade est une descente aux enfers à la fois cryptique et très perturbante. Je ne suis pas sûre de refaire ce jeu un jour. Mais force est de constater que les différents sens de lecture sont dirigés d’une main de maître, qu’ils nous enseignent une leçon brutale de bienveillance et qu’on en ressort, forcément, grandis.

(Merci à Hauntya, qui, grande fan de Hellblade et elle-même autrice d’un article sur le jeu, m’a donné son avis sur cette analyse.)

Ode aux personnages

Nous sommes le 30 avril. Il s’agit du jour de l’anniversaire d’Hauntya, dont tu connais peut-être déjà le blog. Pour l’occasion, je lui ai proposé de choisir le sujet de cet article. Hauntya m’a confié qu’elle avait envie que j’évoque mes personnages vidéoludiques favoris. Je trouve toutefois qu’il est plus intéressant d’y réfléchir, à plusieurs, comme je l’avais fait pour l’Ode aux thèmes de personnages. C’est pourquoi j’ai demandé à Hauntya de sélectionner dix personnages qu’elle affectionne, tout en faisant la même chose de mon côté. Une fois n’est pas coutume, j’essaie de te proposer une petite réflexion sur l’amour que l’on peut porter à ces personnages en pixels, plutôt qu’un simple Top. J’espère qu’elle t’inspirera suffisamment pour que tu nous confies, à ton tour, les personnages t’ayant le plus marqué(e). (Si tu en as envie, rendez-vous à la fin de l’article).

1. Les personnages formateurs

L’ami d’enfance

Nous avons tous été marqués par des personnages liés à l’enfance, soit qu’ils fassent partie de nos premiers souvenirs de joueurs, soit qu’ils véhiculent cette valeur dans l’œuvre dans laquelle ils apparaissent. De mémoire, le premier personnage que j’ai adoré est la mascotte de Pokémon : Pikachu. Ne me juge pas ! Je devais avoir environ huit ans quand j’ai commencé à regarder l’anime, et lorsque j’ai acquis ma propre Game Boy Color, munie de la cartouche de Pokémon version Jaune (1998). Pikachu symbolise le nombre incalculable d’heures que j’ai passées sur le JRPG, avant même de me découvrir une réelle passion pour le jeu vidéo ou ce genre en particulier. Pikachu est la madeleine de Proust idéale me renvoyant, avec nostalgie, à une époque heureuse, laquelle n’est plus si révolue que cela dès lors que je me lance dans une nouvelle aventure Pokémon.

Hauntya, pour sa part, a choisi le Roi Mickey, dans Kingdom Hearts (2002). Même s’il s’agit d’un jeu qu’elle a découvert récemment (et ce, sans aucune pression de ma part), Kingdom Hearts la renvoie à deux univers avec lesquels elle a grandi : la saga Final Fantasy et les classiques d’animation Disney. Or, Mickey a un rôle particulier dans Kingdom Hearts : «  Il est un des moteurs de l’intrigue, une figure de sagesse, et toujours empli d’espérance et de positif. Il représente le lien entre deux mondes différents, a un rire mémorable, une première apparition magistrale, et est très bien réinventé dans cet univers. » En fait, Sora et ses amis cherchent (entre autres) le Roi Mickey pendant la majeure partie de l’intrigue, avant de le retrouver au sein d’une cinématique mémorable. Pour l’anecdote, Disney avait expressément demandé aux créateurs de Kingdom Hearts d’utiliser leur mascotte avec parcimonie afin qu’il demeure iconique. Square Enix n’a donc pas fait les choses à moitié.

Le favori d’une licence clé

Un premier point commun se dégage entre Hauntya et moi, et pas des moindres. Nous avons grandi avec la licence Final Fantasy. Hauntya m’a confié que Linoa Heartilly, une des héroïnes de Final Fantasy VIII (1999), l’a accompagnée dans ses premiers pas de joueuse. Même si Linoa mériterait d’être redécouverte, sous un regard adulte, elle garde une place à part dans son cœur de gameuse : «  J’ai découvert une héroïne adorable, empathique, charmante, altruiste, engagée et franche comme pas deux. Un personnage qui veut le meilleur, et qui n’hésite pas à aider les autres. Quand on est enfant, c’est un protagoniste qui peut aisément devenir un modèle et transmettre de belles valeurs. » Il est plus difficile de décrypter un jeu lorsqu’on est jeune, et pourtant, les premières impressions ne trompent pas. Comme je l’avais remarqué dans mon analyse de Final Fantasy VIII, le patronyme même de Linoa (Heartilly) indique que ses actions sont dictées par le cœur, en plus de sa capacité à tirer les autres vers le haut, à commencer par Squall, le protagoniste. Linoa a une place particulière dans Final Fantasy VIII, qui est l’un des opus de la saga accordant le plus d’importance à la romance.

Pour ma part, j’aime un nombre incalculable de personnages de Final Fantasy, comme tu t’en doutes. Quasiment chaque protagoniste (et antagoniste) m’a marqué, à sa façon. Mais les compagnons de route ont toujours un charme singulier. Si je devais n’en choisir qu’un, il s’agirait certainement d’Auron, dans Final Fantasy X (2001). En fait, comme tu le réaliseras au fil de cet article, Auron est composé de plusieurs ingrédients qui me font apprécier un personnage. C’est un personnage plus mature que le héros, à qui il doit beaucoup enseigner. Il semble bourru et inaccessible, mais on finit par apprendre à l’apprivoiser. Sa tenue et sa manière de se battre son charismatiques, mais par-dessus tout, il est couvert de cicatrices, au point de ne voir que d’un œil et d’avoir l’un de ses bras immobilisé. C’est un combattant aguerri, qui en a trop vu pour une seule vie. On peut le qualifier de taciturne, mystérieux et cynique. C’est un personnage gris, qui essaie tant bien que mal de rester dans le positif. On le retrouve, de surcroît, dans le deuxième opus de Kingdom Hearts.

L’aventurière

La deuxième héroïne d’enfance d’Hauntya n’est autre que Lara Croft, dans Tomb Raider (2001). Voilà ce que m’a confié Hauntya : « Avec Lara, j’ai exploré des tas de pays, j’ai découvert un caractère fort et déterminé, mais aussi d’une élégance toute britannique, et avec Angel of Darkness, j’ai commencé à avoir mon amour pour les jeux vidéo sombres portant sur la psychologie des personnages. » Crois-le ou non, je n’ai jamais vraiment joué à Tomb Raider, qui m’évoque néanmoins de la nostalgie. Pour cause, mon père (qui a pourtant joué à peu de jeux) en était fan. J’ai été marquée, à mon insu, par les images, la musique ou les bruitages de la licence. Par ailleurs, Lara a influencé tellement de joueurs de ma génération qu’il est impossible de nier l’empreinte qu’elle a laissée sur le jeu d’aventure. Il s’agit d’une exploratrice forte et de l’une des premières héroïnes aussi emblématiques.

Pour ma part, je pourrais comparer l’affection d’Hauntya pour Lara, à celle que j’ai pour Aloy, dans Horizon Zero Dawn (2017). Certes, le jeu est assez récent mais il s’agit également d’une aventurière dont on suit l’évolution psychologique avec intérêt. Aloy a une place encore plus singulière depuis que mon animal de compagnie porte le même nom qu’elle. Mais ce qui me passionne le plus est la dynamique que l’on trouve, au début du jeu, entre Aloy et son père adoptif Rost. Je suis toujours touchée lorsqu’une histoire nous raconte la manière dont un personnage grandit, et lorsqu’il ou elle est guidé(e) par un mentor ou une figure parentale protectrice. Rost est de ces pères, d’apparence faussement bourrue, mais emplis d’abnégation, qu’on rêverait tous d’avoir. Il forme Aloy afin qu’elle devienne à la fois forte et indépendante, et on peut dire que cette quête initiatique est une réussite.

2. Exemples et contre-exemples

La figure du mentor

La figure du mentor est incontournable dans un récit initiatique. Elle est plus essentielle encore dans le cadre du jeu vidéo. Au contraire du cinéma, le joueur y est actif et doit lui-même accéder à l’apprentissage. Il n’est pas surprenant que le mentor ayant le plus ému Hauntya est Lee Everett, dans The Walking Dead : A Telltale Games Series (2012). « Juste, altruiste et réfléchi (bien qu’avec un passé sombre), cet ancien professeur est la parfaite figure du mentor qui aide Clementine à grandir dans le monde des zombies, marquant l’esprit de la petite fille, et aussi du joueur. En jouant Lee, nous décidons de l’apprentissage et de la survie de Clementine, en même temps que nous partageons les peurs et les tentatives de Lee de trouver un endroit sûr pour elle. C’est le mentor ou la figure paternelle qu’on aimerait avoir connu, qui donne envie de croire en l’homme. Que celui qui n’a pas pleuré à la fin de la saison 1 me jette la première pierre… » L’histoire de Lee est bouleversante, c’est indéniable. Je crois qu’elle l’est davantage lorsqu’on joue à la saison ultime de The Walking Dead, dans laquelle Clémentine est elle-même responsable d’un petit garçon. Cela permet de clôturer le cycle.

Ce qui est amusant, c’est que nous avons choisi, sans nous concerter, deux personnages appartenant à la même licence. J’ai été marquée par Kenny, un des amis de Lee et Clémentine. Dès la première saison, on réalise que Kenny est un homme nuancé, capable du meilleur comme du pire, dès qu’il est poussé dans ses retranchements. Or, Kenny fait face à des situations tragiques. Dans la saison 2, il endosse, d’une certaine façon, le rôle qui avait été celui de Lee. Il devient une nouvelle figure paternelle pour Clémentine, certes moins exemplaire. Comme d’autres personnages de la pop culture que j’affectionne, Kenny perd un œil. (Notons que c’est aussi le cas du Gouverneur, dans les comics et dans la série The Walking Dead.) Perdre un œil est symbolique. Le borgne voit, par définition, moins que les autres. Mais il est amené à acquérir, par la suite, une autre forme de clairvoyance. Cela peut aussi faire référence à la loi du Talion (« œil pour œil, dent pour dent »). La force de la saison 2 de The Walking Dead réside dans le fait que tu es libre de rester du côté de Kenny, ou non. Tu peux être rebuté(e) par ses éclats de colère et de folie et l’abandonner, ou au contraire, lui demeurer fidèle jusqu’à la fin. Dans ce cas-là, Kenny accède à une forme de remise en question et de rédemption. Les personnages égarés, aisément détestables, mais qu’on peut finalement sauver pourvu qu’on ait cru en eux, ont l’art de me parler.

L’anti-héros par excellence

Tu l’auras compris, Hauntya et moi sommes séduites par les personnages gris. Si Lee et Kenny accèdent, difficilement, à une forme de rédemption, certains personnages sont confrontés à des actes encore plus terribles. Mais n’est-ce pas pire lorsque tu ne t’en rends compte qu’à la fin du jeu ? Hauntya a choisi de nous parler du protagoniste de Silent Hill 2 (2001) : « James Sunderland représente mon retour aux jeux vidéos : il m’a rappelé à quel point ces univers vidéoludiques pouvaient être fouillés, passionnants et emplis de personnages marquants. Mon affection pour lui est lié à cette longue quête dans un Silent Hill cauchemardesque, dont j’espérais qu’il sortirait vivant, le protégeant contre toute attaque. Et puis, à la fin, se rendre compte qu’il est loin d’être un narrateur fiable ; qu’il est avant tout en quête de rédemption et de pardon, et qu’il affrontera la vérité sur ses actes, en dépit de son crime ; cela en fait un personnage tragique, aux réactions proches des nôtres, et qui nous fait réfléchir à sur ce qu’on aurait fait à sa place. » Je n’ai jamais fait Silent Hill 2, mais le jeu semble pourvu d’un scénario prenant le joueur au dépourvu, au point de le pousser à revoir son jugement sur le protagoniste.

C’est aussi le cas dans Star Wars : Knights of the Old Republic (2003). Si tu comptes faire ce jeu un jour, je t’invite à passer tout de suite au paragraphe suivant. Le meilleur jeu de l’univers Star Wars, surnommé KOTOR, permet d’incarner un protagoniste sensible à la Force. Il parcourt la galaxie, entouré de compagnons attachants, afin de devenir un Jedi et d’éradiquer la menace Sith : Dark Malak. Or, on réalise, au cours du dernier acte du jeu, que le protagoniste était lui-même un Sith, avant d’être terrassé par les Jedi, qui ont modifié ses souvenirs. Et pas n’importe quel Sith. Tu te rends compte que tu incarnes, à ton insu, Dark Revan, l’ancien maître de Dark Malak. KOTOR étant un RPG, tu as le choix entre le côté lumineux et le côté obscur de la Force. Tu peux pardonner ce mensonge à tes amis et demeurer un héros, en terrassant Dark Malak. Tu peux aussi choisir de te laisser dominer par la colère et la vengeance, en terrassant tes anciens compagnons, afin de redevenir Dark Revan, le maître tyrannique de la galaxie. Ce plot twist est, à mon sens, l’un des plus osés de l’histoire du jeu vidéo. Il n’est pas surprenant que Dark Revan soit devenu si emblématique dans l’univers étendu.

L’antagoniste

Tout cela m’amène à évoquer la figure de l’antagoniste ou du méchant, dans le jeu vidéo. Comme tu le sais peut-être, Hauntya et moi en sommes assez friandes. Or, il n’est pas idiot de se demander pourquoi l’on peut être fasciné(e) par un personnage à priori détestable. Notons qu’il existe plusieurs types de méchants, et que je suis moi-même plus réceptive à ceux ayant une part d’humanité, plutôt qu’aux entités caricaturales du mal. Je pense qu’un antagoniste bien construit permet de se questionner sur soi-même. D’après Jens Kjeldgaard-Christiansen, ce sont les méchants qui posent le plus d’interrogations sur le fonctionnement de la société, et sur la limite entre le bien et le mal. Or, un méchant bien construit n’est pas seulement méprisable. Il peut aussi posséder une apparence ou des vertus le rendant attractif. Après tout, le contraire serait manichéen et peu réaliste. L’antagoniste peut avoir des circonstances atténuantes qui expliquent ses réactions, faute de les pardonner. On pourrait aussi mentionner la fonction cathartique du vilain : ces personnages réalisent tout ce que nous n’oserions et ne devrions jamais faire. En ce sens, il est heureux que l’art existe ! J’aimerais clôturer cette mini-réflexion par la citation de Hitchcock suivante : « Meilleur est le méchant, meilleur est le film. »

Il se trouve que je suis amoureuse d’un jeu qui est loin de faire l’unanimité chez les fans de la licence : Final Fantasy XV (2016). A mon sens, le JRPG doit énormément à son antagoniste, un certain Ardyn Izunia. Il s’agit d’un antagoniste comme je les aime : chafouin au possible, il profite d’une apparence faussement anodine pour manipuler autrui. En un sens, il me rappelle Gaunter dans The Witcher III. Or, Ardyn abandonne parfois son attitude nonchalante pour démontrer un grain de folie. Ajoutons à cela une réelle dualité avec le protagoniste, Noctis. En découvrant le passé d’Ardyn, on réalise combien celui-ci croit ses actions légitimes. Je préconise de faire le DLC permettant d’incarner Ardyn. Interpréter un méchant y est purement cathartique, mais au-delà de ça, le DLC permet de réaliser qu’Ardyn n’a pas toujours été aussi démoniaque.

Il est heureux que j’ai mentionné The Witcher III (2015) car Hauntya en a choisi un autre antagoniste : Syanna. Notons que celle-ci n’apparaît que dans le DLC Blood and Wine : « Elle est une des investigatrices derrière les intrigues du DLC, et également un personnage brillamment écrit, mêlant à sa destinée à des histoires de vampires et de conte de fées. Considérée comme maudite pendant son enfance, en grandissant, elle devient une femme badass, déterminée et cynique, mettant son intelligence à profit pour nuire à d’autres protagonistes. C’est aussi un personnage vulnérable qui a subi de sacrées blessures, mais qui ne se laisse pas pour autant abattre et qui fait tout pour arriver à ses fins, séduisant et manipulant. La fin de son histoire peut être à double tranchant, achevant de rendre ce personnage complexe, nuancé et finement élaboré. »

3. Réécritures et différences

Le personnage adapté

Abordons un sujet plus léger avec la réécriture d’un univers. Hauntya est une grande fan de littérature, il n’est donc pas étonnant qu’elle ait été séduite par plusieurs adaptations de romans, à commencer par American McGee’s Alice (2000) et Alice Madness Returns (2011). Le conte Alice au Pays des Merveilles est troublant, qu’il s’agisse de sa forme littéraire ou même de l’adaptation réalisée par Disney. Mais ce n’est sans doute rien face aux jeux dont nous parle Hauntya. « American McGee revisite le Pays des Merveilles et Alice d’une manière psychologique, sombre et merveilleuse à la fois, prouvant qu’on peut transposer brillamment l’essence d’un univers littéraire en jeu vidéo sans le trahir. Son Alice est aussi une figure féminine, tranchante, ironique et déterminée à la fois. »

Pour ma part, j’ai envie de revenir sur une saga que nous avons déjà évoquée : Kingdom Hearts. N’est-elle pas emblématique lorsqu’on parle de réécriture de contes, de films ou même de jeux ? Les personnages, originaux ou empruntés à la licence Final Fantasy sont confrontés aux péripéties de nombreux univers Disney. Dans chaque jeu, lesdits Disney sont choisis de manière à servir le fil rouge de l’histoire et sincèrement raconter quelque chose. Mon personnage favori de Kingdom Hearts n’est autre que Roxas. Tu es amené(e) à contrôler Roxas, dans le prologue de Kingdom Hearts 2 (2005), sans savoir ce qu’il est advenu de Sora, le réel protagoniste. Tu réalises alors que l’identité de Roxas est plus nébuleuse que tu l’imaginais, au même titre que son rôle dans l’histoire. Je suis très sensible à l’allure d’un personnage et j’adore celle de Roxas. Ce n’est pas étonnant car je suis amatrice du travail de son character designer : Tetsuya Nomura. La tenue initiale de Roxas est constituée de carreaux et de motifs tranchant entre le blanc et le noir, afin de symboliser les nuances et déchirures de ce personnage si mélancolique. Le nom Roxas est, quant à lui, un anagramme de Sora, auquel on ajoute la lettre -x. Ces détails peuvent sembler anodins, mais j’adore quand un personnage regorge de symbolisme. (Pour l’anecdote, Roxas se cache dans le logo de Little Gamers, à l’instar de Six, dans Little Nightmares.)

Le personnage mythologique

La réécriture d’un univers n’est-elle pas encore plus ambitieuse lorsqu’il s’agit de mythologie ? Il se trouve que, récemment, Hauntya et moi avons été séduites par la mythologie nordique, à travers deux jeux distincts. Hauntya a eu un véritable coup de cœur pour Hellblade : Senua’s Sacrifice (2017). « Senua est une guerrière picte hissée au rang de figure mythologique, traversant une odyssée aux enfers nordiques pour récupérer l’âme de son bien-aimé. En la rendant psychotique, les créateurs du jeu ont aussi voulu montrer leur engagement à la sensibilisation des maladies mentales. Si j’aime autant Senua, c’est pour son courage, son humanité, son refus absolu d’abandonner sa quête, sa vulnérabilité. Et pour sa sensibilité : en montrant le visage d’une héroïne singulière et différente, qui ne voit pas le monde comme les autres et qui n’est pas dans la norme, impossible de ne pas s’y identifier, d’y trouver un écho avec ce qu’on a soi-même vécu. » Il est intéressant de constater combien un personnage peut diviser. Alors qu’Hauntya a été charmée par Senua, je ne suis parvenue à faire que le début de Hellblade, que j’ai trouvé dérangeant. Ce n’est pas pour cela qu’il est mal fait, bien au contraire !

J’ai moi-même été charmée par un personnage qui divise tout autant. Kratos est le Dieu de la Guerre, un homme féroce qui ne laisse guère de place à la parole ou à l’épanchement des sentiments. Dans les premiers God of War, il ne se soucie que d’assouvir sa soif de vengeance, quitte à tout détruire sur son passage. Ce n’est pas parce qu’il est le personnage que nous incarnons qu’il est héroïque. Mais alors que les premiers God of War se focalisent sur l’action et sur les hurlements bestiaux de Kratos (ce qui réduit son intérêt, on ne va pas se mentir), le dernier God of War (2018) donne un nouveau souffle à la saga. La mise en scène est plus travaillée que jamais, grâce à un plan-séquence et des environnements incroyables. Le gameplay est réajusté, la mythologie nordique inédite et surtout, Kratos devient le père d’Atreus, qui l’assiste tout au long de ses aventures. Kratos ne devient ni parfait, ni le père de l’année, mais c’est un guerrier déchu, ébranlé par son passé et par ses crimes antérieurs. Il éprouve les plus grandes difficultés du monde à révéler à son fils qui il est vraiment. Atreus ignore même qu’ils sont des dieux. La quête de rédemption a su me toucher, au même titre que le sous-texte de certains dialogues entre Atreus et Kratos qui, aussi fort est-il, a peur de révéler un secret susceptible d’ébranler leur relation.

Le personnage qui s’affirme

La peur de révéler un secret susceptible d’ébranler une relation est quelque chose qui a parlé, à un moment ou un autre, à toute personne ayant été concernée par un coming-out. Il était inévitable pour Hauntya et moi de sélectionner (toujours sans se concerter), au moins un personnage représentatif de la cause LGBT, dans les jeux vidéo.

Le choix d’Hauntya s’est porté sur un des personnages principaux de la licence Life is Strange (2015) : Chloe. Bien sûr, elle n’a pas choisi Chloe juste parce qu’elle est queer et lesbienne (dépendamment des choix que l’on faits). Ce serait assez discriminant. Life is Strange est assez bien écrit pour faire de Chloe un personnage à part entière, indépendamment de cela. « Comment ne pas aimer Chloe Price ? Elle est punk, queer, déterminée, rebelle ; elle est aussi une amie loyale, une personne aux principes bien arrêtés et sans filtre, ayant vécu du bon et du mauvais, et encore dans cette phase de recherche propre à l’adolescence et au début de l’âge adulte. Elle incarne ce qu’on a pu ressentir pendant sa propre adolescence, émerveillement comme cynisme, et en même temps, elle nous touche en ayant subi bien des sentiments universels : le deuil, la rupture amicale, l’amour, l’amitié, la dépression. Elle est terriblement mature, tout en ayant toutes ces émotions démesurées que chacun connaît aux périodes de construction de sa vie. Et elle est juste hyper cool. » Chloe est un personnage très affirmé, incarnant néanmoins la quête d’identité de tout adolescent digne de ce nom. Ce paradoxe est terriblement juste et touchant.

Au contraire, le personnage que j’ai sélectionné est quelqu’un qui ne se pose aucune question sur son identité et ses envies, même s’il semble redouter le jugement d’un père. Il s’agit de Sylvando, dans Dragon Quest XI (2017). Comme il s’agit du dernier jeu que j’ai terminé, je te laisse imaginer la prouesse de Sylvando, qui se range aux côtés de personnages que je fréquente depuis des années, voire depuis toujours. Sylvando est un personnage flamboyant, qui casse les codes de la chevalerie et même de la masculinité. On peut trouver ce choix surprenant de ma part après avoir évoqué Kratos mais il faut croire que je suis une personne pleine de contradictions ! En fait, certains n’apprécient pas la féminité et l’exubérance de Sylvando, comme je l’avais souligné dans mon article dédié à Dragon Quest XI. Selon moi, c’est passer à côté de l’humour et du sous-texte bienveillants du jeu. Je ne suis pas amatrice du terme, mais Sylvando ressemble à une folle. La pseudo Gay Pride de Dragon Quest XI est d’ailleurs une scène d’anthologie. Mais cela n’empêche pas Sylvando d’être un des personnages les plus sages et puissants de l’équipe. C’est là que le jeu est intelligent. Notons qu’il s’appelle Sylvia et se genre au féminin, dans la version japonaise, ce qui rend le personnage encore plus intriguant, alors que l’homosexualité ou la question du genre ne sont jamais évoquées de manière explicite dans Dragon Quest XI. Sylvando est un personnage extrêmement drôle, déluré, positif et porteur de belles valeurs.

4. La légende

C’est ainsi que cette Ode aux personnages que nous aimons se termine. Ceci étant dit, je ne vais pas te laisser partir sans aborder un dernier personnage. Bien que nous ayons beaucoup de goûts communs, il est le seul qu’Hauntya et moi avons décidé de sélectionner, toutes les deux, dans notre palmarès.

Il s’agit de Geralt de Riv, que nous avons découvert dans The Witcher III (2015), dont j’ai déjà plusieurs fois parlé sur le blog. Je laisse Hauntya le décrire mieux que moi : « Geralt est un de ces personnages qui met du temps à être apprivoisé, qui passe tout d’abord pour un mec bourru, froid et peu sensible au reste du monde. Et puis on le dévoile peu à peu, on découvre ses nuances et ses émotions, tout comme on découvre les multiples nuances de gris dans son univers fantasy. Il nous montre comment personne ne peut être juste noir ou blanc, et comment les intentions sont davantage ce qui font de nous des monstres ou des humains, peu importe l’apparence. Et son voyage est si immersif, empli de tas d’histoires, de personnages fabuleux, que quand on quitte Geralt, on ressent un grand vide, après avoir appris à le connaître et l’apprécier, comme un véritable ami à qui on dit au revoir. »

Je te remercie pour ta participation, Hauntya, et laisse-moi te souhaiter un bel anniversaire. Maintenant, je serais très curieuse de connaître, cher lecteur, chère lectrice, tes personnages favoris. J’ai peut-être même de quoi t’aider…

Ode aux personnages (